• Le modèle chinois est en panne

    Le pouvoir n’a plus l’audace réformatrice d’un Deng Xiaoping, alors qu’il y a urgence. En l’absence de justice sociale et d’ouverture, il risque de perdre la main.

    Zheng Yongnian*Lianhe Zaobao

    Quand on évoque aujourd’hui l’amélioration du modèle chinois, cela a une signification particulière. Il s’agit d’insister sur le caractère progressif du modèle et d’éviter ainsi tout changement radical. Un modèle doit être en progression, faute de quoi il risque de dégénérer et de perdre sa capacité à s’adapter, ce qui donnera lieu à des évolutions radicales. Avoir conscience de ses lacunes permettrait au modèle chinois de prévenir le déclin, et de conserver une avance sur les modèles avec lesquels il est en concurrence. Le système économique chinois comporte un très vaste secteur étatique, ce qui lui permet une intervention efficace dans les services de base ou la construction d’infrastructures. C’est aussi très utile pour répondre aux crises. Mais il a aussi ses lacunes. Ici, l’amélioration du modèle consisterait à rechercher des équilibres. Il faut pouvoir déterminer les limites de ce secteur étatique. On ne peut le laisser se développer sans borne, en empiétant sur le secteur privé. Ces deux secteurs doivent chacun bénéficier d’un espace suffisant pour pouvoir se concurrencer de manière équitable.

    D’autre part, il faut clarifier les fonctions respectives du gouvernement et du marché. Encore une fois, il convient de trouver un point d’équilibre entre le développement économique et celui de la société. La société harmonieuse que prône la sphère dirigeante chinoise constitue un bien bel objectif, mais les moyens concrets utilisés pour l’atteindre sont incohérents. Le gouvernement n’a qu’une politique économique et délaisse complètement le volet social.

    Le social est sacrifié sur l’autel de la croissance

    Ainsi, une série de réformes sociales sont nécessaires, notamment dans les domaines de la santé publique, de l’éducation ou encore du logement. Dans tous les pays, ces domaines nécessitent de lourds investissements de la part de l’Etat. Mais ce n’est pas le cas en Chine. Là où l’Etat devrait intervenir fortement, des individus font fortune du jour au lendemain. En l’absence de politique sociale affirmée, le social est souvent sacrifié sur l’autel de la croissance. La société chinoise est entrée dans un cercle vicieux qui fait que plus le développement économique est rapide, plus la situation sociale se dégrade ; plus la société est faible, plus le développement économique devient insoutenable. La Chine doit sortir de la situation où un Etat riche est à la tête d’une population pauvre. Faute de quoi les instances dirigeantes risquent de devenir ce gouvernement pilleur dont parlent les intellectuels. La lutte contre la pauvreté, la hausse des revenus tirés du travail, l’amélioration de la structure de l’appareil de production (encourageant notamment le développement des petites et moyennes entreprises) ou la réforme du système fiscal sont autant de pistes pour modifier le schéma “Etat riche, population pauvre” et instaurer la justice sociale. Pas de stabilité sociale sans justice sociale, laquelle légitime la capacité d’un gouvernement à diriger un pays.

    Sur le plan politique, c’est la même chose. Le succès politique chinois est né de l’ouverture. Aujourd’hui il n’y a pas assez d’ouverture. Cela favorise la formation de groupes d’intérêt qui bloquent le progrès des réformes. Depuis les années 1990, l’ouverture politique s’est étendue aux entrepreneurs privés. Il fallait intégrer ce nouveau groupe social au processus politique. Mais il ne faut pas pour autant oublier les autres groupes sociaux. Dans le secteur économique, les chambres de com­merce sont de plus en plus puissantes, mais qu’en est-il des syndicats ? Si ces derniers ne peuvent pas se faire entendre, les ouvriers sont en position de faiblesse face aux organisations patronales. Les faibles doivent aussi être autorisés à s’organiser. Sinon, le déséquilibre s’instaure. Il est du ressort du parti au pouvoir et du gouvernement de garantir un juste équilibre entre les groupes sociaux. Ce n’est qu’ainsi que la société sera stable.

    Aujourd’hui, les obstacles institutionnels à la réforme sont très grands, comme si toute réforme aboutissait à la destruction du système, au lieu de le régénérer. Où est le cœur du problème ? Deng Xiaoping avait proposé en son temps de “traverser le gué à tâtons”. De nos jours, personne n’ose se lancer comme lui. A chaque fois qu’une nouvelle politique est annoncée, des groupes d’intérêt trouvent le moyen de s’en servir pour se remplir les poches. La réforme du logement l’illustre bien, puisqu’elle a entraîné une flambée des prix immobiliers. C’est aussi le cas dans d’autres sec­teurs, comme la santé ou l’éducation.

    Une seule solution, l’ouverture politique

    Deng Xiaoping était assurément un grand homme. A son époque, nombreux étaient les groupes d’intérêt constitués qui voulaient faire obstacle à ses réformes. Aussi n’a-t-il pas cherché à les attaquer de front. La réforme des villes s’annonçait par exemple très difficile. Deng a donc décidé de réformer d’abord les campagnes. La réforme des entreprises publiques était très ardue, il a donc choisi de ne pas la lancer tout de suite, mais de chercher à développer d’abord le secteur non étatique. Il a suivi ainsi la voie économique de l’ouverture, avec pour résultat l’émergence de nouveaux intérêts colossaux qui lui ont servi à vaincre les anciens groupes d’intérêt. C’est ce qui explique toute la réussite de Deng Xiaoping. De nos jours, le niveau d’ouverture n’est pas suffisant. Les nouveaux éléments, qui ont joué un rôle important dans les réformes et l’ouverture du pays sur l’extérieur, sont désormais devenus des intérêts acquis, opposés à davantage d’ouverture.

    En l’absence de grande figure politique, comment parvenir à une amélioration du modèle chinois ? La seule issue est l’ouverture politique. La plupart des pays occidentaux atteignent cet objectif grâce au multipartisme, mais il existe d’autres méthodes. Prenons l’exemple de Singapour. Bien que le territoire soit depuis toujours dominé par un puissant parti unique, il a su conserver un régime ouvert. Le parti au pouvoir en Chine a déjà tiré de très nombreux enseignements de son propre parcours historique et des bouleversements politiques en Union soviétique et en Europe de l’Est. Comment peut-il trouver en lui-même une ouverture durable ? Cela constituera toujours le défi le plus sérieux. Pourtant, de toute évidence, s’il veut éviter de sombrer dans la corruption, s’il veut éviter des transformations radicales provoquées par la société, le parti au pouvoir doit absolument relever ce défi.

    Note : * Directeur du centre de recherches sur l’Asie de l’Est à l’université nationale de Singapour.

    Les prétendants

     

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  • UN PLAIDOYER DE JÜRGEN HABERMAS• Qui veut sauver l’Europe ?

    Le philosophe tire la sonnette d’alarme. Merkel ? Sarkozy ? Ces dirigeants ne prennent pas la mesure des défis qui attendent le Vieux Continent.

    Jürgen HabermasDie Zeit

    Journées fatidiques : l’Occident célèbre la victoire contre l’Allemagne nationale-socialiste le 8 mai, la Russie le 9 mai. Et, cette année, les armées des forces alliées ont défilé ensemble pour commémorer la victoire. Sur la place Rouge, à Moscou, Angela Merkel se tenait juste à côté de Poutine. Sa présence a renforcé l’impression d’une Allemagne nouvelle. La chancelière arrivait de Bruxelles, où, jouant un rôle d’une tout autre nature, elle avait assisté à une défaite elle aussi d’une tout autre nature. L’image de cette conférence de presse, au cours de laquelle a été annoncée la décision des chefs de gouvernement de l’UE de créer un fonds commun pour sauver l’euro fragilisé, trahit la mentalité crispée de l’Allemagne – non de l’Allemagne nouvelle, mais de l’Allemagne actuelle. Cette photo grinçante fixe les visages de pierre de Merkel et de Sarkozy – des chefs de gouvernement éreintés, qui n’ont plus rien à se dire. Cette image deviendra-t-elle le document iconographique symbolisant l’échec d’une vision qui, pendant un demi-siècle, a marqué l’histoire de l’Europe de l’après-guerre ? Tandis que, à Moscou, Angela Merkel se tenait entièrement à l’ombre de l’ancienne République fédérale, à Bruxelles, elle avait derrière elle des semaines de lutte avec des lobbyistes impitoyables défendant les intérêts nationaux de la plus puissante économie européenne. En invoquant comme modèle la discipline budgétaire allemande, elle a bloqué une action commune de l’UE qui aurait pu soutenir à temps la solvabilité de l’Etat grec, attaqué par une spéculation visant à sa faillite. Les vaines déclarations d’intention ont empêché de conduire une action commune préventive.

    Ce n’est qu’après le dernier choc boursier que la chancelière a cédé, poussée à bout par l’insistance réunie du président des Etats-Unis et de ceux du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque centrale européenne. La peur des armes de destruction massive de la presse semble lui avoir fait perdre de vue la puissance des armes de destruction massive des marchés financiers. Elle ne voulait à aucun prix d’une zone euro à propos de laquelle le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, dirait : “Si les Etats ne veulent pas d’une union économique, alors il faut oublier l’union monétaire.” Entre-temps, la portée de la décision de Bruxelles commence à apparaître plus clairement. Désormais, la Commission européenne contracte des emprunts sur le marché pour le compte de l’Union européenne ; ce “mécanisme de crise” est un “instrument commun” qui modifie le contrat sur lequel se fonde l’Union européenne.

    Aujourd’hui, plus personne ne peut balayer d’un revers de la main le“gouvernement économique européen” réclamé par le président du FMI, en se contentant de prétendre que la demande est déraisonnable. Il ne s’agit pas uniquement des “tricheries” grecques et de l’“illusoire prospérité” espagnole, il y va aussi de l’homogénéisation des niveaux de développement des économies hétérogènes d’une même zone monétaire.

    Pourtant, pas une trace, nulle part, d’une quelconque conscience d’une rupture profonde. Les uns minimisent les relations de cause à effet entre la crise bancaire et la crise de l’euro, et attribuent exclusivement le désastre actuel à un manque de discipline budgétaire. Les autres s’acharnent à réduire le problème de la discordance des politiques économiques nationales à une question de gestion.

    La Commission européenne veut pérenniser le fonds de sauvetage de l’euro, actuellement limité dans le temps, et contrôler les plans budgétaires nationaux avant leur adoption. Ces propositions ne sont pas déraisonnables. Mais c’est une incongruité de prétendre qu’une telle intrusion de la Commission dans le droit budgétaire des Parlements nationaux ne touche pas aux accords européens et n’aggravera pas d’une manière inédite le déficit démocratique européen, qui ne date pas d’hier. En réalité, une coordination efficace des politiques économiques doit aller de pair avec le renforcement des compétences du Parlement européen ; il s’agit non pas du“contrôle mutuel des politiques économiques” (dixit Trichet), mais d’une action commune. Et la politique allemande y est mal préparée.

    Après l’Holocauste, il a fallu des décennies d’efforts – d’Adenauer à Kohl, en passant par Brandt et Helmut Schmidt – pour que la République fédérale réintègre les rangs des nations civilisées. Une évolution extrêmement laborieuse de la mentalité des Allemands a également été nécessaire. Et, en fin de compte, ce qui a décidé nos voisins à se montrer conciliants, ce furent en premier lieu les convictions normatives nouvelles et l’ouverture au monde des générations plus jeunes ayant grandi dans la République fédérale.

    Les Allemands de l’Ouest semblaient alors se résigner à la division de l’Allemagne. Ayant en tête les excès nationalistes passés, il ne leur paraissait pas si difficile de renoncer au rétablissement de leurs droits de souveraineté, de jouer le rôle de premier contributeur net de l’Europe et, en cas de besoin, de réaliser des paiements anticipés qui, de toute façon, profitaient à la République fédérale.

    Dès la réunification, les perspectives de l’Allemagne, devenue plus grande et occupée à régler ses propres problèmes, ont changé. Mais la rupture des mentalités survenue après Helmut Kohl est plus importante. De fait, depuis l’entrée en fonction de Gerhard Schröder [en 1998] règne sur l’Allemagne une génération désarmée sur le plan normatif, une génération au souffle court, qui se laisse entraîner par une société de plus en plus complexe et devant faire face aux nouveaux problèmes qui surgissent chaque jour. Consciente du rétrécissement de sa marge de manœuvre, l’élite ac­tuelle renonce à tout objectif ambitieux d’organisation politique, sans parler d’un projet comme celui de l’unification de l’Europe. Aujourd’hui, les élites allemandes jouissent de la normalité retrouvée de leur Etat-nation. Mais c’en est fini de la bonne volonté d’un peuple vaincu, y compris sur le plan moral, qui était contraint à l’autocritique et disposé à trouver sa place dans une configuration postnationale. Dans un monde globalisé, chacun doit apprendre à intégrer la perspective des autres dans sa propre perspective. Or, notre volonté d’apprendre est visiblement sur le déclin, comme le montrent les jugements rendus par la Cour constitutionnelle fédérale sur les traités de Maastricht [en 1993] et de Lisbonne [en 2009], des jugements qui se cramponnent à des représentations dépassées et dogmatiques de la souveraineté. La mentalité égocentrique, dépourvue d’ambition normative, de l’Allemagne, ce colosse tourné sur lui-même au milieu de l’Europe, ne garantit même plus que l’Union européenne sera préservée dans son vacillant statu quo. En soi, une évolution des mentalités n’est pas condamnable ; mais cette nouvelle indifférence a des conséquences sur la perception politique du défi actuel. Qui donc est vraiment prêt à tirer de la crise bancaire les leçons que le sommet du G20 à Londres a depuis longtemps inscrites dans de belles déclarations d’intentions – et à se battre pour elles ?

    Les exigences des experts sont sur la table. Certes, la réglementation des marchés financiers n’est pas une chose simple. Mais les bonnes intentions se heurtent moins à la “complexité des marchés” qu’à la pusillanimité et au manque d’indépendance des gouvernements nationaux. Pour ce qui est de l’aide à la Grèce, les cambistes et les spéculateurs se fient davantage au défaitisme habile du président de la Deutsche Bank, Josef Ackermann, qu’au oui embarrassé d’Angela Merkel à la constitution d’un fonds de sauvetage de l’euro ; non sans réalisme, ils ne croient pas en une coopération solide des pays de la zone euro. Comment en irait-il autrement d’une organisation qui gaspille son énergie dans des combats de coqs se soldant par l’affectation de ses postes clés aux figures les plus insipides ? En temps de crise, même les personnes peuvent faire l’Histoire. Aussi nos élites politiques indolentes, qui préfèrent suivre les gros titres de Bild, ne peuvent plus prétendre que ce sont les populations qui s’opposent à une unification plus poussée de l’Europe. Jusqu’à présent, aucun pays de l’UE n’a organisé d’élection ou de référendum européen dont les enjeux ne se soient pas limités à des thèmes nationaux. Or, avec un tant soit peu de volonté politique, cette crise de la monnaie unique peut faire naître ce que certains ont un jour espéré que la politique extérieure européenne nous apporterait : la conscience, par-delà les frontières nationales, de partager un destin européen commun.

    L'auteur

                                                                           

    Né en 1929, le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas compte parmi les penseurs les plus influents au monde. Issu de l’“école de Francfort” (ou école de la théorie critique), de laquelle il s’est éloigné, il a produit une œuvre allant de la théorie sociopolitique à l’esthétique, de l’épistémologie à la philosophie des religions. Jürgen Habermas a non seulement influencé la philosophie, la sociologie ou les études de communication, mais également la pensée politique. Il a pris position dans tous les grands débats théoriques en Allemagne et en Europe. Parmi ses nombreux livres traduits en français, signalons sur des thèmes voisins du texte que nous publions : Sur l’Europe (Bayard, 2006, trad. Ch. Bouchindhomme et A. Dupeyrix) et
    Entre naturalisme et religion : les défis de la démocratie (Gallimard, 2008, mêmes traducteurs).


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    Toujours la même pour donner des arguments positifs on sort les valorisation et les BNPA.

    Toutes les études montrent que ces chiffres sont toujours trop optimistes


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