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Felix Rohatyn : « La finance est devenue un danger public »
leur regard sur les crises du siècle
Felix Rohatyn : « La finance est devenue un danger public »
Pour ce diplomate et ancien banquier d’affaires, au cœur de la crise actuelle, on trouve le débat sur la nature du capitalisme que l’on veut promouvoir. C’est un sujet qui va rester central, tout comme la question de la redistribution des richesses nationales. Des changements de comportements sont déjà en cours.
Avec le recul, comment Barack Obama a-t-il fait face à la crise financière si on le compare à Franklin Roosevelt dans les années 1930 ?
Il y a des points communs dans la méthode. Barack Obama souhaite certainement être comparé à Roosevelt. Comme lui, il a eu une approche un peu empirique. Jusqu’à présent, cela a été plutôt bien perçu par l’opinion publique et les marchés financiers. Mais on commence à découvrir aujourd’hui les premiers tiraillements avec le Congrès. Il faut dire que son agenda est très ambitieux : réforme du système de santé, éducation, énergie… Il a un entourage d’une grande qualité, comme Franklin Roosevelt en son temps.Comme l’ancien secrétaire au Trésor de Roosevelt, Morgenthau, Paul Volcker n’hésitera pas à dénoncer la dérive des déficits. Le président de la Réserve fédérale, Ben Bernanke, est aussi un homme très posé. Aujourd’hui, on a l’impression que tout risque d’encourager les déficits. Entre 1930 et 1937, on avait assisté à une série de catastrophes. Mais la crise était essentiellement spéculative. Aujourd’hui, on retrouve ce phénomène de spéculation financière folle, avec la titrisation et les CDS par exemple. Mais il y a aussi une grave crise industrielle. C’est pourquoi Barack Obama pourrait rencontrer des difficultés au sein de son propre parti et pas seulement sur le front de la réforme de la santé.
Comment gérer la sortie de crise au bon moment si l’on compare avec la Grande Dépression ?
Avec un chômage à 25 %, la situation qu’avait connue Roosevelt était beaucoup plus grave que celle qu’on connaît aujourd’hui. Mais il savait parler au pays en termes très optimistes, même en l’absence de résultats immédiats. Barack Obama est beaucoup plus prudent, plus conservateur pourrait-on dire. Il est moins keynésien que Roosevelt. Les investissements dans les infrastructures ont été relégués au second plan face aux priorités données à la santé et à l’éducation. Il n’y a pas de grand projet de rénovation des infrastructures publiques. Pour ma part, j’aurais tendance à être plus audacieux et plus keynésien.
Barack Obama aime aussi rappeler que Ronald Reagan a changé la trajectoire des Etats-Unis, davantage que Bill Clinton. Cela vous a-t-il surpris ?
Pas tellement. Il est vrai que Ronald Reagan a donné un nouvel élan au pays, même si sa politique économique a eu un impact désastreux. Il est incontestable que Reagan a eu une énorme influence sur l’histoire des Etats-Unis. C’est l’homme qui a changé la direction de la politique étrangère américaine. Il est allé à Moscou pour rencontrer Gorbatchev. Il n’est pas très étonnant que Barack Obama se réfère parfois à Reagan. C’est un homme remarquablement intelligent et sa conviction est qu’il faut chercher des solutions non partisanes. Or, depuis les années 1960, il y a une difficulté croissante à aborder les problèmes à travers une approche bipartisane. Lorsque la ville de New York était au bord de la faillite dans les années 1970, nous avons réussi à surmonter la situation grâce à un accord entre démocrates et républicains. Mais le dialogue est devenu très difficile depuis plusieurs années.
Quel est votre pronostic sur la sortie de crise ? Pensez-vous que le plan de création de 3,5 millions d’emplois de l’administration Obama est réaliste ?
On va passer par des moments très difficiles. Je pense que le chômage va encore augmenter sensiblement. Il va falloir décider jusqu’à quel point on peut relancer l’économie tout en évitant d’alimenter l’inflation. Le plan de création de 3,5 millions d’emplois de Barack Obama me semble un objectif réalisable mais il n’est pas sûr qu’il suffise. Le risque est de mettre les freins trop tôt de peur de créer de l’inflation. A un moment donné, il faudra aussi avoir une politique d’investissements dans ce pays.
Cette crise peut-elle vraiment redessiner le secteur financier et réduire le poids du secteur de la finance dans l’économie américaine ?
Force est de reconnaître que la finance est devenue une sorte de danger public. On essaie de trouver des formules d’encadrement. Mais, jusqu’à présent, le nouveau plan de régulation financière de l’administration Obama a déçu les attentes. Beaucoup d’observateurs considèrent qu’il n’est pas assez dur par rapport à la manière dont on a traité l’industrie automobile dans ce pays. Sans doute, Barack Obama ne veut-il pas bouleverser les mécanismes de l’économie de marché. A cet égard, Franklin Roosevelt avait sans doute plus de poids et de confiance en soi sur le terrain économique. A sa décharge, Barack Obama est confronté à un éventail de défis tellement large qu’il ne pourra pas sans doute tout traiter en même temps.
En tant qu’ancien banquier d’affaires, pensez-vous que l’on se soit focalisé à tort sur le débat sur les rémunérations des banquiers ?
Non. Je crois que le débat sur les bonus est un vrai débat. Il touche à la question cruciale de la redistribution des richesses nationales. Il porte sur la nature du capitalisme que l’on veut promouvoir. C’est un sujet qui va rester central. Mais l’administration et le Congrès essaieront de ne pas aller trop loin. Car, au bout du compte, je crains que l’on n’ose pas imposer des solutions trop dirigistes en ce domaine. Je crois qu’une forme de pragmatisme va prévaloir sur ce sujet. Si vous prenez le niveau des rémunérations moyen des chefs d’entreprise, il a considérablement augmenté depuis une dizaine d’années. Le capitalisme qu’on a pratiqué ces dernières années est aujourd’hui très mal vu. Nous n’éviterons pas les hausses d’impôts pour les hauts revenus.
Pensez-vous que les Etats-Unis peuvent encore éviter la « décennie perdue », qu’a connue le Japon dans les années 1980 ?
On ne peut rien prédire. Nous vivons dans un monde où tout est interconnecté. Les relations internationales sont bouleversées. Aujourd’hui, la Russie et la Chine jouent un rôle beaucoup plus important et plus subtil à certains égards qu’elles ne jouaient il y a dix ans. Cela a des effets très importants. Quand le vice-président de la Chine suggère que l’on crée une nouvelle monnaie de réserve, il faut prendre cela au sérieux.
Le fait que les Etats-Unis aient été à l’épicentre de la crise va-t-il modifier les relations de l’Amérique avec les puissances émergentes ?
A mon avis, il va falloir créer des structures multilatérales à très grande échelle pour faire face aux nouveaux défis. Le Fonds monétaire international devrait jouer un rôle central avec la Banque mondiale. Mais il faudra faire évoluer ses principes de gouvernance.
Cette crise peut-elle profondément modifier les comportements de la classe moyenne américaine en termes de crédit et de consommation ?
Il y a déjà des changements de comportements en cours. Il y a une modération du recours au crédit. En matière de consommation d’essence, il va falloir encourager très fortement le recours aux carburants propres avec une politique de taxation adéquate. Mais cela va être très difficile. Car les Américains vivent dans leurs voitures. En tout cas, le patron de Fiat, Sergio Marchionne, a certainement fait une très bonne affaire avec la reprise de Chrysler.
Le retour de l’interventionnisme public dans l’économie peut-il être accepté par les milieux d’affaires américains ?
C’est inéluctable. En ce moment, il y a probablement une vingtaine ou une trentaine de villes américaines confrontées à de gros problèmes financiers, dont une bonne partie vont risquer la faillite. Prenez par exemple Philadelphie, Detroit, Boston, Indianapolis ou Chicago… Ce qui nous était arrivé à New York dans les années 1970 se reproduit aujourd’hui dans certaines villes. On peut couper dans les budgets, mais jusqu’à un certain point. On ne peut pas se passer d’un retour à l’interventionnisme public. Force est de constater que le gouvernement fédéral a déjà acheté des banques, deux constructeurs automobiles, et refinancé une partie des actifs immobiliers : c’est déjà une révolution dans l’histoire économique américaine. On a déjà réalisé l’impensable avec la nationalisation de General Motors. Cela effraie sans doute beaucoup de monde. Mais il faut le faire. Nombre de ces réformes que Barack Obama veut faire bénéficient d’ailleurs d’un large soutien populaire.
De quelles chances dispose Obama pour faire passer sa réforme de la santé par rapport à Bill Clinton en 1993 ? Est-ce le test clef de l’automne pour la nouvelle administration ?
En 1993, il y avait eu une réaction extraordinairement négative de l’industrie pharmaceutique et du secteur des assurances qui ont tout fait pour bloquer la réforme. Mais aujourd’hui, l’opinion publique se sent très concernée par la montée du chômage et la perte de leur couverture sociale. Nul doute que la réforme du système de couverture sociale sera certainement un test majeur pour l’administration Obama. Mais ce ne sera pas le seul. Sur le terrain international, l’avenir de l’Iran et la question de la Corée du Nord seront aussi des questions déterminantes. Ce sont deux dossiers à haut risque si l’on considère que ces deux pays veulent se doter de l’arme nucléaire.
PROPOS RECUEILLIS PAR
PIERRE DE GASQUET (À NEW YORK)
Excédé par le débat sur les banques ( bonus, etc…)
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