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La CGT Cheminots ne fait pas la grève du harcèlement moral
La CGT Cheminots ne fait pas la grève du harcèlement moral
Par Fabrice Arfi
Les hasards du calendrier offrent parfois des surprises désagréables. Le 22 décembre dernier, la CGT publiait sur son site un communiqué qui mettait en cause un Medef «en roue libre» sur le thème de la «violence» et du «harcèlement au travail», réclamant une batterie de mesures parmi lesquelles:«la nullité de toute rupture de contrat résultant d'un harcèlement». Le lendemain, le 23 décembre, le tribunal des prud'hommes de Paris a notifié au comité central d'entreprise (CCE) de la SNCF trois condamnations pour harcèlement moral.
Et qui dirige le CCE de la SNCF, un mastodonte au budget annuel de près de 50 millions d'euros? La CGT.
Au total, la direction du CCE a été condamnée à verser 133.000 euros à trois anciennes salariées reconnues victimes de harcèlement moral, comme l'attestent les jugements dont Mediapart a obtenu copie.
L'histoire de ces trois femmes, toutes d'anciennes comptables de la direction financière du CCE, ne laisse pas d'interroger. Comment la principale organisation syndicale française peut-elle à ce point se prendre les pieds dans le tapis du droit du travail ? Car ce n'est pas la première fois que la CGT Cheminots, la fédération d'où vient le patron du syndicat, Bernard Thibault, est condamnée devant les prud'hommes pour sa gestion sociale très controversée du comité central d'entreprise de la SNCF ou de ses comités en région.
A Tours, Lyon et Paris, d'autres affaires similaires ont surgi ces dernières années.
Tous les dossiers ont un point commun. Les victimes sont des dissidents de la CGT ou, du moins, de ce qu'elle est devenue, disent-ils. Il s'agit, la plupart du temps, d'anciens militants qui ont, un jour, décidé de dénoncer certaines dérives. Dès 2003, les “hérétiques” se sont regroupés sous la bannière d'une organisation autonome baptisée Tous Ensemble. C'est notamment le cas des trois salariées du CCE qui viennent de faire condamner leur direction devant la justice parisienne.
Leur récit, qu'elles ont souhaité anonyme – certaines d'entre elles sont à la recherche d'un emploi –, raconte les petites et grandes humiliations qui peuvent prendre racine dans le quotidien du monde de l'entreprise. Même si c'est la CGT, le patron.
L'une a raconté au tribunal comment elle avait été l'objet d'une procédure disciplinaire injustifiée ; comment son employeur a refusé systématiquement ses reports de congés ; comment ses tâches de travail ont été changées sans crier gare ; comment les codes d'accès à son ordinateur ont été discrètement modifiés sans que la principale intéressée en soit informée...
Autant de faits, prouvés par la salariée selon le jugement, qui «permettent de présumer l'existence d'un harcèlement en raison de leur nature, de leur répétition dans le temps et de leur survenance postérieure à l'adhésion (...) au syndicat Tous Ensemble». En d'autres termes, une forme de discrimination syndicale. Un comble.
Une autre a évoqué les insultes et dénigrements dont elle a été la cible, comme la modification de ses tâches de travail sans information. Dans son jugement, le conseil des prud'hommes de Paris a d'ailleurs estimé que:
→ «L'employeur n'apporte aucun élément objectif établissant que les difficultés auxquelles la salariée a été confrontée (...) avaient une raison tenant à ses capacités professionnelles ou à des difficultés techniques.» Des arguments qui avaient été avancés par la direction du CCE.
Pour sa défense, la CGT avait aussi fait valoir qu'elle avait mis en place une mission d'audit en interne, comme le lui avaient réclamé plusieurs salariés. Résultat de l'audit: la direction du CCE fut mise hors de cause. Sauf que la justice a estimé que cette enquête «ne repose sur aucun élément objectif».
La troisième salariée “harcelée”, entrée au CCE il y a plus de vingt ans, nous a confié par téléphone:
→ «On entre sans s'en rendre compte dans une machine infernale. Au début, cela commence par des petites mises à l'écart de réunion, par des dossiers qui disparaissent, par la demande de réalisation de tâches qui sont en fait irréalisables. Puis cela s'enchaîne. On ne vous donne plus de travail. Et on vous insulte. On vous dit de consulter un psy. On vous dénigre. Personnellement, mon supérieur m'a dit un jour que je n'avais “pas de cerveau” devant la DRH, qui n'a pas bougé. Tout cela parce que nous avons osé rejoindre Tous Ensemble. C'est effrayant. Et personne ne fait rien, ni à l'Inspection du travail ni à la direction de la SNCF, qui est pourtant au courant.»
Ces cas ne sont pas isolés.
A Lyon, plusieurs anciens salariés du CE ont eux aussi gagné devant les prud'hommes.
A Tours, une employée qui a demandé à voir son salaire aligné sur les minimas conventionnels a d'abord été privée de matériel informatique, comme le rapporte le magazine Capital dans son édition de janvier. Puis son temps de travail a été réduit. Les avertissements ont commencé à se multiplier. Jusqu'à ce qu'elle soit licenciée pour «inaptitudes». Elle a gagné aux prud'hommes.
Au CE Clientèles, à Paris, une adjointe de la DRH, qui a eu quant à elle le malheur de soutenir un ancien “cégétiste” parti à la concurrence (SUD), a subi peu ou prou le même sort. Elle a fait condamner son employeur pour harcèlement moral.
Depuis la création du syndicat Tous Ensemble en 2003, dix-neuf cadres du seul CCE de la SNCF ont été licenciés brutalement, selon des témoignages internes concordants, et environ la moitié ont donné lieu à des actions en justice. La CGT a mené bataille sur tous les fronts allant jusqu'à contester devant les tribunaux sa représentativité. L'affaire est montée jusqu'à la Cour de cassation. En vain pour l'organisation de Bernard Thibault.
Contacté par Mediapart, le directeur du CCE de la SNCF, Alain Barasz, n'a pas souhaité faire de commentaires sur le fond des dossiers. Il a toutefois assuré que la CGT allait faire appel des jugements.
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