• Les Européens ont voté pour que la crise continue Michel Rocard

    Les Européens ont voté pour que la crise continue

    Peuples et gouvernements esquivent le fond du problème

     

     

    Il y a quelque chose d'étonnant dans l'état actuel du débat sur la situation économique. Chacun admet qu'il y a crise. Le débat porte sur le fait de savoir si on a " touché le fond " et s'organise autour de la date probable d'une éventuelle reprise, à l'automne ou en 2010. Après tout, pourquoi pas ? L'étonnant est le contenu : on nous présente des confrontations de pronostics d'experts sur les périodes, mais quasiment pas d'informations factuelles permettant de se faire une idée sur le fait de savoir si on est oui ou non en train de sortir de la crise.

    Ce constat comporte quelques exceptions pour le champ de la finance et de la banque. Les faits sont patents : les banques dominantes se sont à peu près rétablies, on ne craint plus de faillite majeure dans ce secteur, la transmission de la banqueroute par contagion paraît, de l'avis général, arrêtée. La confiance interbancaire est donc en voie de rétablissement lent, ce qui est naturellement une des conditions de la reprise.

    L'accord semble lui aussi acquis sur la raison majeure de ce résultat positif. Les puissances publiques, contrairement à la crise de 1929-1932 où leur sottise cumulative avait tout aggravé, ont là agi avec rapidité, convergence intellectuelle et considérable puissance. Si le contribuable ne paiera pas tout de cet effort, c'est tout de même lui qui, dans son infinie bienveillance, a fourni la garantie et assumera finalement une part significative de la charge. Il n'est pas apparent que cette issue pose à la profession bancaire un problème éthique considérable.

    L'impression de fin des tensions et de redémarrage partiel de l'activité est si claire dans ce secteur que la profession bancaire, un peu partout, a entrepris d'actives campagnes pour éviter les contrôles envisagés, et conserver la possibilité de verser à ses dirigeants et à ses traders des rémunérations extravagantes. L'étrange atmosphère de sortie de crise, entretenue conjointement par les gouvernements, les banquiers et la presse, contribue grandement à minimiser l'importance des problèmes.

    Ainsi <st1:personname productid="la City" w:st="on">la City</st1:personname> a contribué à une offensive, ces semaines récentes, pour déstabiliser Gordon Brown, le premier ministre britannique, coupable de vouloir un peu trop nettement mettre de l'ordre dans le système. Et le président américain Barack Obama est visiblement aux prises avec ses banquiers et ses sénateurs sur le même sujet. Le débat est moins véhément en France et en Allemagne, mais il est de même nature. Il semble qu'au total on s'oriente vers une - légère ? - mise à distance des paradis fiscaux, vers des discours symboliques sur les rémunérations, et vers le statu quo, le maintien de l'existant en ce qui concerne les produits dérivés. Si c'est finalement le cas, on aura maintenu le système en préservant aussi ses lourds facteurs d'instabilité.

    Le détonateur financier pourra sauter une nouvelle fois dans quelques années. Après tout, cela fait quelque vingt ans que le monde connaît une crise financière grave à peu près tous les cinq ans... De là à essayer de réduire le volume insensé de l'activité financière par rapport à celui de la production, de là à essayer d'entraver la cupidité collective qui a fait dériver l'essentiel de cette profession vers l'immoralité, il y a un pas que l'on se garde bien de franchir. Et on recommence.

    Mais il n'est pas sûr que le plus grave soit là. Les économies développées sont à peu près toutes en récession en ce moment. Plus qu'une récession, qui peut être brève, c'est la situation du chômage qui justifie l'emploi généralisé du mot crise. Or dans ce domaine, les rythmes actuels d'augmentation du chômage sont effrayants - <st1:personname productid="la France" w:st="on">la France</st1:personname> s'attend à repasser au-dessus des 10 % d'ici à un an, les Etats-Unis au-dessus de 8 % soit un quasi-doublement en trois ans - et les perspectives fort inquiétantes. Et pourtant sur ce front, celui de l'affaiblissement de la consommation, l'élément majeur est moins le chômage que la précarisation du travail. A cet égard, toutes les économies développées atteignent depuis plus d'une quinzaine d'années des pourcentages de travailleurs précaires compris entre 15 % et 20 %. Les précaires consomment aussi peu qu'ils le peuvent. Partout, la crise récente a encore aggravé leur nombre.

    Mais curieusement, statisticiens officiels et gouvernements sont fort discrets sur ce point. On suit mal la variation. Chacun sait cependant qu'aujourd'hui, en Amérique du Nord, en Europe et au Japon, plus du quart de la population est soit en situation précaire, soit au chômage, soit pauvre. Un quart : 70 millions de personnes pour l'Europe, 40 à 50 pour les Etats-Unis, sans doute une trentaine pour le Japon, c'est évidemment massif pour le dynamisme de la consommation.

    De fait, en une trentaine d'années, donc lentement, la part des salaires et des revenus de protection sociale dans les PIB respectifs a diminué d'entre 7 % à 10 %. Cet indicateur est contesté à cause de la faible lisibilité de la période de référence et des différences de mode de calcul ici ou là. Reste que la masse des chômeurs, des précaires et des pauvres est repérée, et qu'elle rend compte d'un sérieux tassement de la vitesse de croissance de la consommation.

    On comprend mieux ainsi que, si le capitalisme développé a connu dans toute la triade (Amérique du Nord, Union européenne et Japon) une croissance moyenne de 4,5 % à 5 % l'an entre 1945 et 1970, il s'échine aujourd'hui (avant la crise) à essayer de retrouver 2,5 % à 3 % de croissance sans vraiment y parvenir. Dans la mesure où l'indicateur de crise est le marché du travail, la crise, c'est d'abord cela. Cette situation rend compte de ce que le détonateur financier (hausse de prix des matières premières liées aux produits dérivés, puis subprimes, puis titrisations en partie frauduleuses, et chaîne de faillites) ait frappé des économies anémiées, donc sans résilience. De cette situation, personne ne parle et personne n'émet l'intention d'y porter remède. Or le fond de la crise est là.

    En sortir n'est pas facile. Relancer exclusivement la consommation n'a guère de sens : on importerait davantage, notamment de Chine et d'Inde. C'est par l'investissement que le cycle vertueux doit être réamorcé, et surtout par l'investissement dans les énergies renouvelables, les techniques et produits bio. C'est ce démarrage qui pourra ensuite entraîner pouvoir d'achat et consommation vers la hausse.

    Or l'investissement dans l'industrie, les services, et même l'agriculture et l'agroalimentaire, est gravement entravé pour deux raisons. Primo, toutes les entreprises importantes du monde développé ont vu en un ou deux ans leurs actifs financiers au bilan perdre une bonne moitié de leur valeur ; le resserrement des fonds propres aux bilans étrangle évidemment les possibilités d'investissement. Secundo, le redressement relatif et précaire du monde bancaire s'accompagne tout aussi évidemment d'un resserrement draconien des conditions de crédit. On s'oblige à ne prêter qu'avec plus de prudence. Une " reprise économique " n'est donc guère probable à court-moyen terme. Les facteurs en sont absents. La sortie de crise suppose, après le redémarrage par l'investissement, de retrouver un mécanisme liant les salaires aux gains de productivité.

    Dans ces conditions le pronostic devient celui d'une stabilisation entre 5 % et 10 % en dessous du niveau de production atteint précédemment, puis d'une croissance à peu près nulle ou extrêmement lente pour les trois ou quatre prochaines années.

    Cela veut dire mise à mal de la cohésion sociale, fragilité des gouvernements, montée du populisme. Si le détonateur financier - puisqu'on est en train de préserver le système bancaire y compris ses facteurs de déséquilibre - réexplose dans peu d'années, il frappera des économies encore plus fragiles et anémiées. Il y a du souci à se faire, je suis désolé de ne pas savoir m'en cacher.

    En trente ans, c'est une révolution intracapitaliste qui s'est faite, et pour le pire. Le motif de ce changement majeur est tout simple : dans le monde bancaire, c'est une avidité démesurée, une orientation viscérale vers la recherche de la fortune, qui explique aussi bien l'extension vertigineuse des produits dérivés que les invraisemblables niveaux de rémunération, comme la tendance évidente à la tricherie et à l'immoralité à l'oeuvre dans les subprimes et les titrisations de créances douteuses.

    Dans l'économie réelle, c'est le durcissement de la pression actionnariale, quasi absente jusqu'en 1980, ensuite organisée par les fonds de pension, d'investissement ou d'arbitrage, puis renforcée par la prise de pouvoir ou la constitution de minorités de blocage par tous ces fonds dans toutes les entreprises contemporaines ou presque. On veut du gain en capital, quitte à broyer les logiques d'entreprise. Chacun se souvient de la folle référence aux 15 % de rendement financier exigés un temps par les fonds.

    Le diagnostic est limpide : les classes moyennes supérieures des pays développés sont en train de renoncer à l'espoir d'arriver à l'aisance par le travail au profit de l'espoir de réaliser des gains en capital rapides et massifs, bref de faire fortune. Ce comportement sociologique est incompatible avec le bon fonctionnement et surtout la stabilité du système. La social-démocratie internationale explique depuis un demi-siècle que les marchés ne sont pas auto-équilibrants, qu'il faut réguler économie et finance, et lutter fiscalement contre les inégalités. Les faits, et cette crise, lui donnent tragiquement raison. Elle vient pourtant de perdre partout les élections européennes, et cela massivement.

    En votant partout conservateur, pour les forces qui nous ont amenés à la crise, les électeurs ont montré leur attachement au modèle du capitalisme financiarisé. L'espoir du gain boursier, de la fortune est devenu trop prégnant. Le résultat ne laisse guère espérer un traitement politique sérieux de l'anémie économique actuelle. Combien faudra-t-il de crises pour convaincre les peuples ? En tout cas, le mécanisme de leur répétition paraît enclenché.

    Michel Rocard

    Ancien premier ministre (1988-1991)


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