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« On applique des rustines pour préserver l'ancien monde » Paul Jorion
« On applique des rustines pour préserver l'ancien monde »
Le monde d'après. Chaque jour cet été nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur l'après-crise. Pour Paul Jorion, la crise est loin d'être terminée et la sortie de crise très incertaine, faute de mesures efficaces et énergiques. Le pouvoir politique a, selon lui, abdiqué face au monde de la finance.
interview Paul Jorion sociologue et anthropologue
Comment voyez-vous le monde de l'après-crise??
La crise est loin d'être terminée, elle a à peine commencé en France et je ne vois pas comment aujourd'hui nous en sortir. Malgré le climat d'euphorie qui règne actuellement, la sortie de crise me paraît d'autant plus incertaine que les mesures prises par les États pour réformer la finance et relancer l'économie sont tout à fait inappropriées. Aux États-Unis, l'immense vague d'espérance suscitée par l'élection de Barack Obama s'est vite brisée sur les puissants lobbies de Wall Street. Il manque toujours quelques voix au Congrès pour adopter des textes encadrant mieux l'activité des banques. Ce n'est pas surprenant?: le Parti démocrate a toujours eu de nombreux soutiens dans le monde de la finance alors que le Parti républicain a traditionnellement l'appui des grands industriels, notamment du complexe militaro-industriel.
Aucune leçon ne pourra donc être tirée de la crise??
J'ai plutôt le sentiment que l'on applique des rustines pour tenter de remettre l'ancien système sur les rails. Il existe aux États-Unis un grand écart entre le discours et la réalité. C'est également le cas en Europe. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont eu le courage de dire que la crise était plus grave que l'on imagine. Mais je doute qu'ils aient les moyens de mener des actions efficaces, surtout dans une Europe aussi désunie. Le politique a totalement abdiqué. C'est le principal enseignement de la crise et la grande différence par rapport à la crise de 1929, où l'État a su imposer des réformes radicales, comme aux États-Unis, avec la stricte séparation des activités de banque d'investissement et de banque commerciale. Rien de tel aujourd'hui?: les politiques sont toujours convaincus des vertus autorégulatrices des marchés et ont délégué leur pouvoir aux banques centrales, alors même qu'elles sont sous influence de l'industrie financière. Pire, les politiques ont fait pression pour que les règles comptables soient modifiées, de telle sorte que personne n'est en mesure aujourd'hui de connaître exactement l'étendue réelle des pertes. C'est même renier l'un des principes du capitalisme, la transparence de l'information.
Selon vous, une meilleure régulation de la finance aurait-elle permis d'éviter la crise??
Sans aucun doute. L'État de Caroline du Nord a, par exemple, très vite réglementé les crédits subprimes et le maintien du Glass-Steagall Act aurait empêché que la crise des subprimes ne tarisse l'ensemble des crédits à l'économie. Aujourd'hui, il faudrait changer de paradigme, comme dans les années 1930, et cesser de se focaliser sur la liquidité des marchés. La priorité devrait être désormais donnée à la solvabilité des entreprises et des ménages. Il est tout à fait illusoire de croire que les dettes privées pourront être un jour remboursées. Par conséquent, il ne sert à rien de rééchelonner?: il faut remettre les compteurs à zéro. Ce qui suppose bien évidemment la nationalisation du secteur bancaire et la disparition de nombreuses banques. Autre priorité?: rééquilibrer la répartition entre profits et salaires de manière à ce que les ménages ne soient plus contraints de vivre perpétuellement à crédit. C'est tout le système d'endettement aux États-Unis, organisé autour de l'immobilier, qu'il faut par conséquent remettre en cause. Enfin, il faut prévenir toute nouvelle dynamique de bulle financière. Pour cela, il convient enfin de prendre en compte les méfaits de la spéculation qui prélève sur l'économie une dîme injustifiée. Des décisions simples peuvent être prises, comme interdire l'accès des marchés à terme aux opérateurs n'ayant pas le statut de négociant. Mais les mesures les plus efficaces sont souvent les plus difficiles à prendre du point de vue politique. On se contente alors de « verdir » l'économie pour préserver l'ancien monde. Cela n'est évidemment pas à la hauteur du drame qui se joue actuellement.
Vous avez, dans l'un de vos livres, prédit la fin du capitalisme américain?
Oui, et on peut même mettre une date sur son acte de décès?: le 18 mars 2009. La banque centrale américaine avait alors annoncé son intention de racheter des bons du Trésor américains sur des montants considérables. Autrement dit, les États-Unis ont décidé d'avaler leur propre dette, ce qui signe la fin du mythe du dollar sur lequel a prospéré le capitalisme made in Wall Street. Mais tout est fait pour dissimuler la portée de cette décision historique?!
La relance de l'économie mondiale passe- t-elle par <st1:personname productid="la Chine" w:st="on">la Chine</st1:personname>??
Le match va effectivement se jouer entre une Chine qui monte et une Amérique sur le déclin. Mais permettez à l'anthropologue que je suis de rappeler que la croissance chinoise sera stoppée par les limites du monde?! L'homme a jusqu'ici prospéré grâce à une approche colonisatrice de son environnement. Aujourd'hui, nous détruisons massivement nos ressources, nous polluons comme jamais, nous créons des outils, comme l'informatique ou la monnaie, que nous ne maîtrisons plus. Notre ingéniosité et notre agressivité nous ont permis de survivre, elles risquent désormais de nous perdre. Le moment est venu pour la solidarité. Pour nous préserver de l'extinction.
Propos recueillis par Éric Benhamou
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