• Politique monétaire : il faut un compromis

    Politique monétaire : il faut un compromis

    Raghuram Rajan


     

    CHICAGO – A travers la planète chacun essaye d'amortir les conséquences de la Grande dépression, tout en sachant que la croissance mondiale va sans doute rester limitée dans l'après-crise. Les pays émergents essayent de se libérer de la demande des pays industriels et ces derniers se débattent pour rééquilibrer leurs comptes, tant au niveau de l'Etat que des ménages. Il est clair dans ce contexte que dans la demande mondiale future viendra des milliards de consommateurs africains, chinois et indiens. Mais il faudra encore du temps pour en arriver là, car les biens produits à travers le monde pour les pays industriels ne peuvent être exportés tels quels vers les consommateurs des pays émergeants, notamment vers les plus pauvres d'entre eux.

    Dans ces pays, hormis les quelques dizaines de millions de nouveaux consommateurs dont les revenus se rapprochent de ceux des classes moyennes des pays industrialisés, des milliards de personnes ont des revenus bien plus faibles que ceux de la population des pays industrialisés et vivent dans des conditions qui ne sont pas comparables. Leurs besoins sont différents et jusqu'à il y a peu les industriels les ignoraient. Mais les temps changent. De plus en plus ils s'intéressent à la masse de gens qui, s'ils ne constituent pas la base de la pyramide des revenus, n'en sont pas loin.

    Ainsi une entreprise indienne, Godrej,  a inventé un nouveau modèle de réfrigérateur destiné aux villageois à faible revenu. En Inde, en raison de la chaleur, si elle n'est pas réfrigérée la nourriture se dégrade rapidement, ce qui contraint les femmes à cuisiner plusieurs fois par jour. Réfrigérer la nourriture qui n'est pas consommée limiterait le gaspillage et réduirait le temps qu'elles passent à faire la cuisine. Malheureusement, même quand il y a l'électricité, elle ne fonctionne que par intermittence, ce qui fait que les réfrigérateurs classiques à compresseur ne sont guère utilisables.

    Or si l'objectif n'est pas d'obtenir de la glace mais simplement de conserver la nourriture il suffit de la réfrigérer à une température de quelques degrés au-dessus de 0°C. Pour cela les ingénieurs de Godrej ont conçu un réfrigérateur qui fonctionne non pas avec un compresseur mais avec un ventilateur moins dispendieux en énergie, qui peut être alimenté par une batterie, ce qui évite le recours à un réseau électrique capricieux.

    Les entreprises des pays industriels commencent à réaliser que ce genre de produit de conception économique peut susciter une énorme demande parmi les consommateurs des pays émergents. Par exemple pour les pays en développement, General Electric limite les fonctions des appareillages médicaux destinés aux petits hôpitaux ruraux isolés à ce qui est strictement nécessaire, ce qui les rend accessibles, sans compromettre leur qualité.

    Au cours de la prochaine décennie, l'augmentation de la demande pour ce type de produit dans les pays en développement compensera en partie la faiblesse de la croissance dans les pays industrialisés. Mais ce processus ne peut être accéléré. Malheureusement, du fait du chômage élevé qui affecte les pays industriels, leurs dirigeants sont prêts à faire n'importe quoi pour doper la croissance. La politique agressive qu'ils poursuivent pourrait menacer ce rééquilibrage.

    Examinons les mesures de relâchement de la politique monétaire (l'assouplissement quantitatif) de la Réserve fédérale américaine. De toute évidence son objectif est d'augmenter le prix des obligations dans l'espoir que des taux d'intérêt à long terme plus faibles stimuleront l'investissement privé et pousseront à la hausse le prix des actifs, ce qui accroîtra la valeur du patrimoine des ménages et les incitera à dépenser davantage. Enfin, en affichant sa volonté d'imprimer de la monnaie, elle espère susciter l'attente d'une inflation, quasi inexistante aujourd'hui.

    Même si les marchés anticipent maintenant des mesures quelque peu inflationnistes, les entreprises américaines n'investissent guère et les ménages, même aisés, évitent de replonger dans une frénésie de consommation.

    Néanmoins la Fed a réussi à distiller une attente d'inflation aux USA. Sa politique d'achat d'obligations limitant les taux d'intérêt, les investisseurs considèrent qu'il n'est pas rentable de détenir des actifs en dollars, ce qui est sans doute l'une des raisons de la dépréciation de la devise américaine.

    Les pays émergents sont inquiets, car ils craignent que la politique monétaire ultra-aggressive de la Fed n'ait que peu d'effet sur la demande intérieure aux USA et qu'elle oriente la demande vers les producteurs américains, à la manière dont l'aurait fait une intervention directe sur le taux de change. Autrement dit, le relâchement de la politique monétaire semble aussi efficace pour déprécier le dollar que sa vente sur le marché des devises.

    Sachant qu'il faudra du temps avant que la demande intérieure ne reprenne, les pays émergents ne veulent pas prendre le risque d'une chute de leurs exportations vers les USA en laissant leur devise s'apprécier trop rapidement par rapport au dollar. Pour cela ils interviennent sur leur taux de change et contrôlent les flux de capitaux. Aussi la demande dans les pays émergents devrait être limitée. Mais un excès de liquidité pourrait apparaître sur les marchés financiers et immobiliers mondiaux et une nouvelle bulle des actifs pourrait se former, ce qui freinerait ou même torpillerait la croissance.

    Dans cette guerre larvée des devises, qui va céder le premier ? Les USA (et les autres pays industrialisés) peuvent prétendre qu'en raison de leur niveau de chômage, il est normal qu'ils adoptent une politique de soutien à la croissance, même si c'est au prix de celle des pays émergents. Ces derniers peuvent rétorquer que les ménages américains les plus modestes vivent mieux que la plupart des ménages des pays émergents.

    Plutôt que de se disputer pour savoir qui a raison, pays industrialisés et pays émergents devraient chercher un compromis. Les USA devraient adopter une politique monétaire moins agressive et donner la priorité à la résolution des problèmes structuraux de leur propre économie, tandis que les pays émergents devraient accepter une appréciation substantielle de leurs devises, ce qui stimulerait la demande sur leur marché intérieur. Espérons que les dirigeants du G20 fassent preuve de bon sens et parviennent à ce genre de compromis.

    Raghuram Rajan est professeur de Finance à la Booth School of Business de l'université de Chicago. Il a écrit un ouvrage intitulé Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, primé récemment comme livre de l'année dans le domaine des affaires par le Financial Times et Goldman Sachs.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

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