Pour éviter la faillite en chaîne des pays de la zone euro, il faut créer d'urgence un Trésor européen qui aura la capacité financière de stopper net la spéculation.
Une fissure au Tate Modern, à Londres, en 2007. REUTERS/Luke MacGregor
Le président portugais de la Commission européen Manuel Barroso, vient de trouver une formule lucide –qu’il a camouflée, comme d’habitude, dans une litote diplomatique– pour caractériser sa propre impuissance et celle des autres dirigeants européens: «Des responsables politiques font chaque jour des commentaires au lieu de prendre des décisions.»
C’est bien la situation du jour. Après la décision de dimanche soir concernant l’Irlande, chacun voit bien que de nombreux pays européens seront, un jour ou l’autre, incapables de financer le service de leur dette, parce qu’elle grossit chaque jour, avec la récession et avec les nouveaux trous béants dans les banques, partiellement creusés par le financement très rentable –mais très risqué– des dettes publiques. Après la Grèce et l’Irlande, viendra le tour du Portugal, de l’Espagne, de l’Italie, de la Belgique. Et même, disent certains, de plus en plus ouvertement, de la France. Avant même que ne vienne le tour de l’Allemagne, dont le système bancaire est d’une extrême fragilité, la démographie catastrophique, et l’appareil industriel totalement dépendant d’exportations de plus en plus incertaines.
En apparence, pas de raison de s’inquiéter: les dirigeants européens, dans leur grande sagesse, ont créé pour y parer un Fonds de Stabilisation, qui doit emprunter plus de 700 milliards, avec l’appui du FMI.
En réalité, ce Fonds ne suffira pas à colmater ces brèches, car il souffre de deux défauts congénitaux. D’une part, la garantie donnée par les pays à ce Fonds pour qu’il emprunte est commune mais non solidaire; ce qui veut dire que si un pays de l’Union ne peut assurer sa part de garantie, les autres ne s’y substituent pas: le Fonds se réduit donc quand un des pays qui le financent devient demandeur de ses ressources. D’autre part, en annonçant un montant limité, aussi élevé soit-il, le fonds donne aux spéculateurs les clés d’une victoire: il leur suffit de parier sur l’effondrement de l’euro plutôt que sur l'épuisement des ressources du fonds pour que celui-ci soit condamné à s’effondrer.
Le scénario des mois, des années, à venir peut alors être raconté sans beaucoup de risque de se tromper.
Chacun des pays menacés fera d’abord l’impossible pour éviter la catastrophe en mettant en place des programmes d’austérité. Lorsqu’ils comprendront que cela déclenche la colère des salariés, victimes des turpitudes des banques, sans pour autant suffire à convaincre les préteurs, et moins encore les spéculateurs, les nations essaieront de faire baisser les taux d’intérêt qu’ils paient à leurs créanciers par quelques astuces douteuses, comme faire acheter sa dette nationale par leurs compagnies d’assurance et fonds de pension. Face aux moyens illimités de la spéculation, cela ne suffira pas; tous ces pays les uns après les autres feront défaut d’une façon ou d’une autre. En reportant les échéances. En imposant une retenue à la source sur les intérêts versés aux créanciers. En ne payant pas leur dette.
Les banques elles-mêmes, qu’il s’agissait au départ de sauver, seront enfin mises à contribution et finiront par tomber, comme toutes les autres institutions financières (fonds de pension, compagnies d’assurances) ayant financé une dette publique dévalorisée. Les déposants, les retraités, les salariés seront alors les victimes concrètes de ce désastre. Les banques seront nationalisées; mais si tard qu’on ne nationalisera que des pertes. Et si la Banque centrale européenne tente de l’empêcher en émettant de la monnaie à l’infini, c’est l’euro qui s’effondrera, précipitant les événements précédemment décrits.
Pourtant, une telle situation peut encore aisément être évitée.
D’abord, parce que l’Europe n’est pas à l’origine de la crise, qui trouve sa source dans les turpitudes de la finance américaine. Les Etats-Unis, qui ne font rien pour y mettre fin, font tout en revanche pour attirer l’attention sur les fragilités de l’euro afin de détourner les spéculateurs de l’économie américaine, source de toutes les difficultés, bien plus fragile que toutes les autres. Une bonne gestion médiatique, un comportement responsable des dirigeants européens, qui disent aujourd’hui absolument n’importe quoi, calmerait un peu le jeu.
Ensuite, à la différence des autres pays, l’Union européenne dispose encore des moyens de régler facilement ce problème.
Il lui suffirait pour cela de prendre conscience que, à la différence de toutes les entités partageant une même monnaie, elle ne s’est pas donnée les moyens de financer les différences de compétitivité entre les régions qui la composent, ni de mutualiser leurs dettes. Or, sans fédéralisme budgétaire, aucune union monétaire ne peut tenir. Nous le savions en rédigeant le traité de Maastricht. Le moment est venu de le mettre en œuvre. C’est possible: l’Union est la seule entité souveraine dans le monde sans aucune dette. Sa marge de manœuvre est donc considérable.
Il faut agir vite. Et pour cela, d’abord, comprendre que c’est pratiquement possible. Il faut pour cela donner à l’Union européenne un nouveau budget, financé par une capacité d’emprunt et des impôts. Cela peut se faire sans impôt nouveau en transférant les dettes publiques des pays membres à l’Union européenne jusqu’à l’équivalent de 60% du PIB européen, laissant le reste au niveau de chaque pays provinces de l’euro; et en transférant à l’Union la ressource fiscale nécessaire pour payer le service de ces emprunts, dont le coût sera moindre que si ces dettes restent au niveau national.
Ces montants sont tout à fait praticables. Le PIB européen est de 12.000 milliards d’euros. La dette gouvernementale represente 9.000 milliards soit 75% du PIB. Si on ne considère que l’Eurozone, dont le PIB est de 9.000 milliards, la dette represente 80% du PIB, soit 7.000 milliards. 60% de la dette de l’Eurozone represente 5.400 milliards et le service de cette dette (intérêts seulement) est de l’ordre de 250 milliards d’euros. Pour couvrir ce service de la dette, il faudrait transférer à l’Union environ 5% de TVA ou augmenter de 5% de TVA si on veut donner à l’Europe une capacité d’emprunt supplémentaire de même ampleur.
Cela permettrait d’une part de faire cesser la spéculation, qui trouverait alors face à elle un acteur aux moyens quasiment illimités. Et d’autre part de disposer, au niveau européen, des moyens de relancer la croissance, freinée par les nécessaires mesures de désendettement de chaque Etat membre de l’Union monétaire.
Il faut donc au plus tôt créer un «Trésor européen», avec une garantie solidaire et une fiscalité dédiée, de l’ordre de 4 à 5% du PIB européen. Par transfert de dette et d’impôt; par impôt nouveau et capacité nouvelle d’emprunt.
Dans un monde où seule compte la confiance, il est urgent de mettre en place de tels instruments.
Pour l’instant, les Allemands y sont très hostiles, convaincus que cela ne conduira qu’à plus de dette publique et de laxisme budgétaire chez les autres Européens. Il est urgent de leur faire comprendre que, tout au contraire, le fédéralisme budgétaire est la condition nécessaire à la survie de l’euro. Ou, plus précisément, que la valeur de l’euro dépend de la capacité de l’Union à émettre des bons du Trésor européens.
Encore faudrait-il au moins, pour commencer, que les 27 réussissent à voter le budget européen, dans son périmètre actuel: pour la première fois depuis la création de l’Union, on s’apprête en effet à commencer l’année 2011 sans budget, en fonctionnant en douzièmes provisoires.
Tragique illustration d’une gestion au jour le jour, d’une navigation à vue. Voici venu l’ultime moment pour cesser de privilégier les expédients sur les réformes de structure. Voici notre dernière chance.
Jacques Attali