Photomontage publié par le journal grec « Eleftheros Typos »focusORESTIS PANAGIOTOU /EPA
Le show de Harald Schmidt, ça oui, ça m’a beaucoup énervé, une telle obscénité, en plus sur l’ARD, une chaîne publique ! »Près d’un mois après sa diffusion, ce restaurateur grec du quartier de Prenzlauer Berg, à Berlin, n’a toujours pas digéré l’émission, le 25 février, de l’animateur Harald Schmidt, le David Letterman allemand. La jeune Katrin Bauerfeind, qu’on a connue plus inspirée à ses débuts sur Internet, y revisitait l’histoire grecque avec de (très) gros sabots, concluant son sketch par cette boutade navrante :« Et si les Grecs ne s’en sortent pas, alors une suggestion constructive à l’UE : vendons la Grèce à la Turquie ! »Un sommet de provocation, quand on connaît un peu l’histoire de la région et la complexité des relations entre Athènes et Ankara. Mais certainement pas un dérapage isolé.Le programme en question est en effet diffusé trois jours après la une malheureuse du magazine « Focus », pourtant habituellement de bonne tenue. Sur cette dernière, la pauvre Vénus de Milo, parée d’un drapeau grec, a soudain retrouvé un bras et adresse un doigt d’honneur aux contribuables allemands, en regard d’un titre pour le moins explicite, « Des tricheurs dans la famille de l’euro ». La semaine suivante, à la veille d’une visite du Premier ministre grec à Berlin, le quotidien populaire « Bild », lu chaque jour par 11 millions de personnes, relaie sans vergogne la suggestion de deux députés de la majorité : Athènes devrait songer à vendre certaines de ses îles inhabitées pour se désendetter. Le journal phare du groupe Springer titre alors : « Vendez donc vos îles, fauchés de Grecs ! », en résumant son propos d’une des formules chocs dont il a le secret : « Vous recevez du fric, on récupère Corfou. »Ces provocations ne restent pas sans réponse, évidemment. Sur un photomontage publié par le journal grec « Eleftheros Typos »,la déesse Victoriatient dans sa main droite une croix gammée, au sommet de la colonne de la Victoire, à Berlin. Avec ce titre : « Ça suffit comme ça, les calomnies de l’Allemagne ». Même le journal conservateur de référence, « Kathimerini », qui met pourtant en garde contre toute« hystérie anti-allemande »,publie une caricature sur laquelle le ministre grec des Finances, interrogé par des « inspecteurs de l’UE », enlève sa chemise pour se flageller sous le regard satisfait des trois inquisiteurs, qui s’exclament« sehr gut ! », (« très bien », en allemand). Leurs imperméables ne sont pas sans rappeler ceux de la Gestapo…
Dès lors, les tensions ne se cantonnent plus à la sphère médiatique. Le président du Parlement grec, Filippos Petsalnikos, convoque l’ambassadeur allemand pour lui dire que certains médias de son pays« ont dépassé toutes les limites ».Le maire d’Athènes, Nikitas Kaklamanis, appelle à« protester contre ces publications honteuses ».Le vice-Premier ministre, Theodoros Pangalos, demande fermement à l’Allemagne, dans un entretien à la BBC, de ne pas dénigrer la Grèce,« dont elle a détruit l’économie pendant l’époque nazie »et à qui« elle a volé l’or de la banque centrale ». C’est la vieille question des réparations liées à la Seconde Guerre mondiale qui resurgit… L’Allemagne a réglé à la Grèce, en 1960, une somme de 115 millions de deutsche Mark, principalement destinée aux victimes juives des crimes nazis. Berlin estime la question close, mais la crise actuelle ravive le débat sur de nouvelles compensations.En Allemagne, l’importante communauté grecque (370.000 personnes) réagit elle aussi. Aux députés qui militent pour une vente des îles grecques, le président de la Communauté de Berlin rétorque :« L’Allemagne aussi a des dettes de plusieurs milliards d’euros, elle pourrait tout aussi bien vendre la Bavière à la République tchèque. »Lui aussi appuie sur une cicatrice encore douloureuse : l’expulsion des Sudètes de Tchécoslovaquie à la suite des décrets Benes. Pour l’historien allemand Hagen Fleischer, qui vit en Grèce, les relations entre les deux pays« ont atteint un de leurs points les plus bas ».Les observateurs s’en étonnent d’autant plus que la Grèce et l’Allemagne entretenaient, avant cette crise, d’excellentes relations… Parmi les sujets de friction, il y avait certes le refus d’Athènes de prendre livraison de sous-marins construits par ThyssenKrupp et jugés défectueux – un accord a finalement été trouvé la semaine dernière sur ce point – ou bien le refus de la justice allemande d’extrader un ancien cadre dirigeant de Siemens, impliqué dans un vaste scandale de corruption. Sans oublier la question des dommages de guerre, qui revient régulièrement sur la table.Rien qui puisse, toutefois, entamer des liens solides. Sans remonter au mariage de la princesse Théophano avec l’empereur du Saint-Empire romain germanique Otto II, en 972, on peut rappeler qu’après les guerres d’indépendance de la Grèce contre les Ottomans, de nombreux scientifiques, administrateurs, ingénieurs et juristes allemands sont venus aider le pays à se moderniser, à partir des années 1830. Roger-Pol Droit rappelait dans ces pages, récemment,« une tradition germanique séculaire, philosophique et littéraire, de célébration de la Grèce »(« Les Echos » du 10 mars).Comme l’indique Alexandros Tokhi, de la Freie Universität de Berlin,« les relations gréco-allemandes, après la Seconde Guerre mondiale, étaient largement coopératives. L’Allemagne est le principal partenaire économique de la Grèce. Des entreprises allemandes investissent massivement dans l’économie grecque, dans des projets d’infrastructures ou dans le secteur bancaire. Une large partie de la population active de la Grèce a émigré en Allemagne. De plus, l’Allemagne a soutenu activement le mouvement contre la junte et a contribué au rétablissement de la démocratie dans le pays en 1974 ».On estime qu’environ 1 million de Grecs, soit 10 % de la population, ont séjourné en Allemagne, que ce soit pour se former ou pour travailler et qu’environ 40.000 Allemands vivent en Grèce.
Reste à savoir si la crise actuelle et les dérapages médiatiques des dernières semaines laisseront des traces profondes. Les avis divergent. Les Grecs qui vivent en dehors de Grèce et d’Allemagne semblent prendre les choses avec plus de recul. Pour ce juriste basé à Bruxelles,« les attaques contre l’Allemagne sont venues de la frange populiste de la presse, la plupart des Grecs sont conscients qu’ils sont responsables de leurs propres problèmes. Certains regardent même la couverture des médias allemands d’un œil cynique, l’utilisent pour accuser le gouvernement précédent d’avoir provoqué la situation actuelle et d’avoir terni l’image du pays. Ils savent aussi qu’ils ont bénéficié de milliards d’euros de fonds structurels de l’UE, dont l’Allemagne est le premier contributeur. Et je comprends le gouvernement allemand, qui défend ses propres intérêts, qui plus est à quelques semaines d’élections régionales importantes ».Quant à ce Grec travaillant pour une institution européenne, il pense que« tout reviendra à la normale sur le long terme ». « Aujourd’hui, vous voyez certains Grecs adopter une attitude nationaliste, avec par exemple des appels au boycott de produits allemands, mais une fois le choc surmonté, ils se calmeront »,assure-t-il.A Athènes, Jens Bastian, un Allemand, chercheur à la Fondation hellénique de politique européenne et étrangère (Eliamep), marié à une Grecque, est soulagé de constater que« les Grecs n’ont pas cédé à la tentation de la généralisation, qu’ils ne se sont pas dit que tous les Allemands pensaient comme certains journaux ».Mais, concède-t-il,« beaucoup de Grecs se sentent insultés. Ils attendaient une prise de distance plus nette de la chancelière Merkel par rapport à ces dérives. Cela laissera des traces, une certaine désillusion ».Pour Antonio, un designer CAO de Berlin, qui a la double nationalité allemande et grecque, c’est plus grave. Il n’a pas de mots assez durs pour qualifier l’attitude d’Angela Merkel.« Dans cette crise, de tous les pays de l’UE, l’Allemagne se révèle notre plus mauvais ami. Or les amis qui vous trahissent quand vous êtes en difficulté, vous ne leur pardonnez pas. Les relations entre les deux pays mettront des années à s’en remettre. Je croyais que l’idée générale, derrière l’UE, c’était la solidarité et l’entraide. »La présidente de l’association des sociétés germano-grecques (VDGG), ancienne députée au Bundestag (SPD) de 1980 à 2005, est aussi en colère. Spécialiste des questions économiques, Sigrid Skarpelis-Sperk réclame l’interdiction des CDS permettant aux spéculateurs de parier sur un défaut de paiement grec. Elle soutient Christine Lagarde, qui« a tout à fait raison quand elle critique le modèle exportateur allemand ».Et elle met en garde :« Derrière la Grèce, il y a un sujet plus large. C’est la stabilité de toute la région qui est en jeu, en Albanie, dans l’ancienne République yougoslave de Macédoine, en Bulgarie. La situation économique et sociale en Albanie dépend largement des transferts effectués par les travailleurs albanais en Grèce. Et la crise grecque n’est que la partie émergée d’autres crises qui peuvent surgir et menacer les fondements de l’Union européenne. »Elle reste toutefois confiante. Car il reste le tourisme, heureusement… Après avoir rencontré Angela Merkel, le 5 mars à Berlin, Georges Papandréou a invité les Allemands à venir passer leurs vacances dans les îles grecques, histoire de (re)découvrir l’hospitalité de leurs habitants…
Blessures. Ce n’est pas la première fois, loin de là, que des tensions entre Berlin et une autre capitale donnent lieu à un emballement médiatique. L’an dernier, le ministre allemand des Finances, Peer Steinbrück, dont la lutte contre les paradis fiscaux était le principal cheval de bataille, en a fait l’expérience. Après avoir menacé d’envoyer la cavalerie contre les « Indiens » soupçonnés de faciliter l’évasion fiscale, il soulève un tollé en Suisse. Le journal « Blick am Abend » titre« Le laid Allemand »(« Der hässliche Deutsche »). Le député Thomas Müller le compare à« cette génération d’Allemands qui, il y a soixante ans, parcouraient nos rues vêtus d’imperméables en cuir, de chaussures montantes et avec un brassard ».En 2007, en pleine négociation sur le traité de Lisbonne, alors que Varsovie réclame plus de droits de vote au sein de l’UE,« au nom des millions de morts polonais de la Seconde Guerre mondiale », le magazine « Wprost » affiche, en une, Angela Merkel donnant la tétée aux jumeaux Kaczynski, en titrant « La marâtre de l’Europe ». Une manière de protester contre une prétendue incapacité de la condescendante Allemagne à traiter la Pologne en partenaire.« Quand l’Allemagne fait mine de saisir son fouet et de vouloir dominer le débat européen, cela passe mal parce que cela rappelle immédiatement les heures noires de l’époque nazie, indique Ulrike Guérot, de l’European Council on Foreign Relations.On a apposé sur les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale une couche de laque, dont l’épaisseur varie d’un pays à l’autre. Mais partout, si vous grattez cette laque, les blessures du passé vont très vite resurgir. C’est peut-être déplacé, mais ce n’est pas étonnant, parce que c’est aussi le ton allemand qui fait la musique. »