Un nombre croissant d’Américains choisissent de ne pas se raccorder à l’eau ou à l’électricité. Rencontre avec Nick Rosen, auteur d’un livre-enquête sur le phénomène.
Swati Pandey | Zócalo Public Square
Off the Grid: Inside the Movement for More Space, Less Governement, and True Independence in Modern America - l'ouvrage de Nick Rosen
Nick Rosen était à New York ce jour de 2003 où une panne d’électricité géante priva 50 millions de personnes de courant dans le nord-est des Etats-Unis. “Cela m’a fait réfléchir à ce réseau électrique muet, invisible, dont nous dépendons tous sans jamais y penser”, raconte-t-il. Vivre off the grid [non raccordé au réseau] n’était pas une idée entièrement nouvelle pour cet auteur britannique, qui vient de publier Off the Grid: Inside the Movement for More Space, Less Governement, and True Independence in Modern America [Débranchés : au cœur du mouvement pour plus d’espace, moins d’Etat et une vraie indépendance dans l’Amérique moderne]. Propriétaire d’une “vieille cabane de berger dans un coin magnifique d’Espagne”, il sait qu’“on peut vivre très confortablement sans être raccordé aux principaux réseaux de base”.
Qu’est-ce que le réseau ? Est-il difficile de s’en passer ?
Le réseau est l’ensemble des lignes et canalisations qui délimitent le monde moderne (électricité, gaz, eau, égouts). Et il est assez facile de vivre sans y être raccordé. Le réseau a été organisé pour répondre aux besoins de l’industrie, pas des consommateurs. L’organisation de General Electric [l’un des principaux producteurs et distributeurs d’énergie aux Etats-Unis] est devenue un modèle pour les entreprises américaines. Et maintenant, on nous vend le “réseau intelligent”, qui ne va faire que pérenniser un système qui n’a plus aucun sens à l’ère des énergies renouvelables. Le réseau intelligent a l’air convaincant à première vue, mais il n’y a pas eu de débat sur l’instance habilitée à contrôler la technologie, à accéder aux données collectées par les compteurs intelligents au domicile des usagers et à décider des tarifs que les compagnies d’électricité pourront pratiquer en cas de pics de demande.
Se déconnecter du réseau n’est pas juste une expérience pour journalistes citadins, c’est un véritable choix de vie pour des centaines de milliers d’Américains [750 000 foyers, selon les estimations de Rosen].
A quoi ressemblent les débranchés que vous avez rencontrés ? S’agit-il de paranoïaques d’extrême droite ou de hippies gauchistes, comme on l’imagine ?
J’ai effectivement rencontré des représentants de ces deux catégories. Mais, dans la majorité des cas, ce sont des individus et des familles tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Dans mon livre, je m’entretiens avec des enseignants, des infirmières, des ingénieurs, des plombiers, des électriciens, des traders, des écrivains et autres. Des gens très différents mais qui partagent le sentiment que l’on peut vivre mieux et qui sont résolus à agir, à être une partie de la solution et non pas une partie du problème.
Comment vit-on hors réseau ? Et quelle est la chose la plus surprenante que vous ayez vue en explorant ce mouvement ?
Presque tous les gens que j’ai rencontrés vivent confortablement, dans des maisons individuelles pour beaucoup. Certains ont de grandes maisons, mais plus un logement est spacieux, plus il coûte cher à chauffer, à climatiser et à entretenir. Si la population non reliée au réseau s’est accrue soudainement, c’est, entre autres, parce que la technologie le permet, avec les panneaux et les groupes électrogènes solaires mais aussi les appareils ménagers peu gourmands en énergie. Les réfrigérateurs et les lave-linge consomment beaucoup moins qu’avant, et puis il y a tous ces petits appareils 12 volts portatifs qui ont été conçus au départ pour les routiers et les plaisanciers. L’une des choses les plus étonnantes que j’ai vues, c’était chez une famille amish. Ils refusent l’électricité mais font fonctionner leurs réfrigérateurs et leurs machines à laver grâce à l’énergie mécanique produite par des chevaux marchant sur une trépigneuse en bois.
Quels sont les clivages – éthiques, politiques ou culturels – qui traversent le mouvement des débranchés ? Ont-ils le sentiment de former une communauté ?
Il y a tant de personnalités iconoclastes dans le mouvement off-grid qu’on peut difficilement trouver un domaine où tout le monde soit d’accord. Le principal clivage sépare ceux qui veulent se regrouper en collectivité et les ménages qui cherchent juste à être autosuffisants, à vivre dans un “isolement indifférent et égoïste”, comme certains le reprochaient à Henry David Thoreau, quand il a publié Walden ou la vie dans les bois [en 1854]. Il y a aussi des groupes comme les amish et certaines communautés écolos qui désapprouvent ceux qui mènent des vies plus conventionnelles tout en refusant d’être reliés aux réseaux. Dans l’ensemble, le mouvement écologiste désapprouve cette démarche et affirme, à tort, qu’il est plus écologique de vivre en milieu urbain dense. Tout d’abord, il est tout à fait possible de vivre débranché en ville. Mais surtout, les militants écologistes craignent que soutenir ce mode de vie ne les expose à être assimilés par le grand public à des excentriques et à des marginaux.
Vivre non raccordé au réseau est-il un mode de vie spécifiquement américain ?
Les Etats-Unis sont un grand pays, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il est plus facile que dans d’autres pays occidentaux plus densément peuplés d’y vivre ainsi. C’est un mode de vie en accord avec certains éléments fondamentaux de la culture américaine, avec la tradition des colons et des pionniers et avec cette quête permanente de liberté qui fait partie du rêve américain.
Est-ce une forme viable de protestation, et ceux qui vivent de la sorte le voient-ils ainsi ?
Pour beaucoup de débranchés, c’est la forme suprême de protestation. C’est une façon simple de refuser certains aspects de la société de consommation – la consommation incessante et l’idée tacite que la croissance économique ne doit jamais cesser. C’est aussi une façon d’avoir une meilleure maîtrise de sa vie et d’être moins dépendant de l’Etat et du “système”. Une façon aussi d’être personnellement responsable de son énergie, de son eau, de ses déchets.
En ces temps de crise économique et environnementale, que pouvons-nous apprendre des gens qui vivent débranchés, ou de leur philosophie ?
La population débranchée est très utile à la société pour plusieurs raisons. Elle rend la société dans son ensemble plus indépendante d’un point de vue énergétique, plus diverse et donc moins vulnérable aux pannes d’électricité ou à la flambée des cours du pétrole. Elle prépare aussi le terrain pour un avenir où nous vivrons tous des vies plus modestes, ce qui sera sans doute indispensable à mesure que la Chine et l’Inde consommeront une part grandissante des ressources limitées de la planète.