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Expliquer la finance et l'économie par un praticien. Participer a la compréhension d'une matière d'abord difficile mais essentielle pour le citoyen.

Faut-il croire en la réglementation ? Robert Skidelsky

Faut-il croire en la réglementation ?

Robert Skidelsky

 

LONDRES – A partir de l’année prochaine, en prêtant serment d’allégeance à la Couronne, tous les membres de la Chambre des Lords britannique – dont je fais partie – devront s’engager par écrit à faire preuve d’honnêteté et d’intégrité. Rien que de très ordinaire, dira-t-on. Jusqu’à récemment, on estimait que les personnes nommées pour conseiller le souverain étaient déjà suffisamment honnêtes et intègres pour occuper cette fonction. L’on supposait qu’elles provenaient de groupes sociaux ayant un code d’honneur intrinsèque.

Ce n’est plus le cas. Tous les pairs du Royaume doivent aujourd’hui promettre en public d’être honnêtes. Un seul d’entre eux a eu le courage de se lever pour dire qu’il trouvait cette nouvelle procédure dégradante.

Le scandale portant sur le système de défraiement des députés, qui a secoué l’ensemble de la classe politique britannique tout au long de 2009, a conduit à l’adoption de ce nouveau code de conduite.

Ce scandale a de profondes racines historiques. Jusqu’en 1910, les législateurs britanniques ne percevaient aucune rémunération. Plus tard, ils commencèrent à percevoir des émoluments, qui étaient toutefois inférieurs à ceux du secteur privé, partant du principe que les parlementaires devaient consentir à des sacrifices personnels au service de leur pays.

Au cours des années 1970, caractérisées par un pic inflationniste, un système byzantin d’indemnités a été mis en place pour compenser les faibles rémunérations parlementaires. Les députés furent autorisés à présenter des notes de frais pour l’entretien de résidences liées à leurs fonctions officielles. La surveillance était minimale et la nature humaine étant ce qu’elle est, toutes sortes d’abus mineurs furent commis.

En mai de cette année, le Daily Telegraph commença à publier les détails des notes de frais des députés. Dans une campagne agressive de dénonciation, le quotidien londonien a dévoilé comment les députés avaient exploité une réglementation approximative à leur avantage.

La plupart des abus étaient insignifiants et seulement certains d’entre eux étaient illégaux. Les députés en pleine ascension sociale du parti travailliste en ont profité pour acquérir les signes extérieurs de leur récente accession à la classe moyenne : résidences secondaires, fausses poutres Tudor et écrans plasma.

Les riches éminences du parti conservateur ont de leur côté présenté des notes de frais pour la réparation de chaudière de piscine, le nettoyage de douves et l’achat de chandeliers. Plus de 100 parlementaires ont déjà été contraints de démissionner à la suite de ces révélations. L’honneur personnel n’est plus suffisant pour maintenir les législateurs dans le droit chemin.

Le scandale des notes de frais est symptomatique d’une société dans laquelle l’argent a remplacé l’honneur. L’on s’attend maintenant à ce que les individus ne soient plus motivés par la probité, mais par les gains et à ce qu’ils ne manquent pas une occasion de se remplir les poches. Dans une société obsédée par l’argent, le seul moyen pour faire échec à cette propension est d’imposer des sanctions. L’ancien mot confiance a été remplacé par les nouveaux mots « responsabilité » et « transparence ». Les individus doivent être réglementés pour bien se conduire.

Les valeurs du marché ont insidieusement envahi plusieurs sphères de la société traditionnellement régies par des normes non mercantiles. Les mandats du gouvernement, comme mener la guerre, éduquer les enfants ou punir les criminels, sont sous-traités à des sociétés privées. Les Etats-Unis emploient plus de 100.000 « contractant militaires » privés en Irak. L’éthique du service public est remplacée par les contrats et les incitations financières.

La logique de marché du choix individuel détruit peu à peu la logique sociale de la communauté. Autrefois, les dirigeants politiques étaient souvent les chefs de leur communauté, en général connus de ceux qu’ils servaient et soucieux de protéger leur réputation de probité et d’équité. La confiance reposait sur des expériences locales renforcées par des liens étroits. L’érosion de ces entraves puissantes à l’incivilité n’a pas manqué d’entraîner une demande croissante pour une « responsabilité » publique.

La recherche de l’efficacité marchande s’est également accompagnée d’une augmentation effrayante de la complexité. Aujourd’hui, les systèmes qui fournissent la plupart des services sont totalement opaques aux yeux des usagers. Ceux qui demandent davantage de « transparence » ne comprennent pas que la complexité est l’ennemie de la transparence, alors que la simplicité est la caractéristique de la confiance. La complexité, en introduisant des ambiguïtés morales, oblige à placer les relations dans un contexte contractuel.

Les parlementaires ne sont en aucun cas les seules, ou principales, victimes de la méfiance glacée de l’opinion publique. Plusieurs banques, parmi les plus respectées, se sont révélées être coupables de fraude morale : d’où la demande pour un nouveau cadre de réglementation. Mais la méfiance généralisée envers les politiciens est plus dangereuse parce qu’elle sape les fondations d’une société libre.

Une société avare de confiance est l’ennemie de la liberté. Elle produira un appareil toujours plus monstrueux de réglementations et de surveillance, qui réduira d’autant la confiance et encouragera la fraude. Après tout, la nature humaine n’est pas seulement intrinsèquement cupide, elle retire également une certaine satisfaction à gagner de l’argent de manière astucieuse, par exemple en contournant la réglementation. Une société libre nécessite un degré de confiance élevé pour réduire le poids des contrôles et de la surveillance, et la confiance nécessite quant à elle des valeurs inhérentes d’honneur, de franchise et d’équité.

Les systèmes au sein desquels la bonne conduite des individus est supposée ont plus de chances d’encourager un comportement bienséant que les systèmes qui les contraignent à bien se conduire par le biais de réglementations ou par crainte de sanctions légales.  Les sociétés ouvertes doivent tolérer un certain niveau de crime et de corruption. Mais il y en aura moins dans ce genre de structure sociale que dans des sociétés dirigées par des bureaucrates, des tribunaux et des policiers. Dans les anciens pays communistes, la criminalité individuelle était pour ainsi dire inconnue, mais la criminalité de l’État était omniprésente.

L’érosion de la confiance n’est pas inéluctable. Nous avons le choix. Les sociétés peuvent décider de protéger les modes de vie basés sur la confiance en limitant l’ampleur des évolutions qui nuisent à cette confiance. La loi peut par exemple servir à encourager les institutions (comme la famille) qui engendrent le sens de l’appartenance et à décentraliser autant que possible le processus décisionnaire. Les politiciens doivent cesser de considérer les croyances religieuses comme un « problème » et voir davantage leur potentiel d’encouragement social d’une bonne conduite.

Le rôle d’une presse libre doit être d’exercer des pressions sur les autorités pour qu’elles se conduisent de manière déontologique. Il est par contre tout à fait contreproductif d’encourager le mécontentement populaire à propos « d’abus » débouchant sur des modifications précipitées de la loi ou de la réglementation, comme ça a été le cas en Grande-Bretagne. Après un scandale de cette ampleur, attisé par les médias, il devrait y avoir une pause pour donner le temps à des valeurs plus intègres de s’enraciner. La législation ou la réglementation destinée à restaurer la confiance dans la classe politique devrait un moyen, non de premier, mais de dernier recours.

Copyright: Project Syndicate, 2009.
www.project-syndicate.org
Traduit de l’anglais par Julia Gallin

 

Robert Skidelsky, membre de la Chambre des Lords britannique, est professeur émérite de sciences économiques à l’université de Warwick. Il est l’auteur d’une biographie de l’économiste John Maynard Keynes qui a reçu de nombreux prix. Il est aussi membre du conseil d’administration de la Moscow School of Political Studies.
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