Depuis le début de la crise, le temps de l'histoire économique s'est accéléré à en donner le tournis. Les certitudes d'un jour sont balayées le lendemain, les vérités se défont à peine formulées, les atouts se transforment en désavantages, les faiblesses deviennent des forces, les gagnants des perdants.
La mondialisation, par exemple. Il y a un an, on ne donnait pas cher de sa peau, accusée d'avoir propagé les maux de la finance américaine à toute la planète, d'avoir diffusé partout le poison des subprimes. L'ère du grand repli sur soi et du grand renfermement semblait venue. Mais aujourd'hui, chacun espère, en Occident, que la mondialisation nous sauve et que la croissance venue d'Asie arrive jusqu'à nous.
Il y a un an, c'était aussi le grand retour de l'Etat, dont l'action était unanimement louée, car elle avait permis de sauver l'économie mondiale du chaos. Et avait évité que le scénario de 1929 se reproduise. Mais aujourd'hui la solution est devenue le problème, et le remède le mal. L'amoncellement des dettes publiques (35 000 milliards de dollars) met en péril la reprise, pompant l'épargne mondiale, menaçant de banqueroute les Etats les plus riches et faisant vaciller les modèles sociaux dont ils étaient si fiers. L'euro, enfin. Il y a un encore un an, chacun louait ses vertus protectrices. Que se serait-il passé, ne cessait-on de répéter, si la monnaie unique n'avait pas existé ? Que serait -on devenu sans l'union monétaire ?
Sans ce bouclier monétaire, nous expliquait-on, nous aurions assisté à des dévaluations sauvages qui auraient sapé jusqu'aux fondations mêmes de l'Union économique européenne. Mais voilà que maintenant les économistes nous expliquent que c'est précisément parce qu'ils n'ont plus la possibilité de dévaluer leur monnaie nationale que les pays d'Europe du Sud se retrouvent au bord de la faillite. Incapables de regagner de la compétitivité autrement qu'en procédant à des cures d'austérité sans précédent au coût social tellement élevé qu'il en est peut-être insupportable. L'avantage décisif d'hier est devenu un handicap insurmontable.
L'euro, par ailleurs, était censé nous avoir protégé d'un désastre bancaire à l'américaine. Grâce à la vigilance et à la clairvoyance de nos superviseurs et de nos régulateurs, qui s'autocongratulaient, les banques de la zone euro avaient pu échapper à la déroute subie par les établissements de Wall Street. Elles avaient certes elles aussi souffert, mais elles n'avaient pas sombré, il n'y avait pas eu de Lehman Brothers allemand, français ou italien.
Mais voilà qu'aujourd'hui, le marché interbancaire européen est totalement coincé, les banques du Nord ne voulant plus prêter le moindre euro à leurs homologues espagnoles, portugaises ou grecques, obligées d'aller quémander des liquidités auprès de la Banque centrale européenne pour survivre. On découvre aussi, un peu surpris, que les banques du Vieux Continent n'ont pas vraiment fait le ménage dans leurs comptes. Des comptes tellement opaques que les autorités européennes ont décidé de publier au plus vite les résultats des tests de leur résistance à un choc économique majeur. Une opération vérité que les Américains, dont on aimait railler l'incompétence, avaient menée... dès le printemps 2009.
Si l'on ajoute à cela le fait que la croissance économique redémarre partout dans le monde, sauf en Europe, le fait aussi que les Grecs jalousent les Irlandais et en veulent à mort aux Allemands, qui méprisent les Français, lesquels ne décolèrent pas contre les Allemands et pestent contre des Espagnols, qui détestent à peu près tout le monde, on comprend mieux le désamour des citoyens européens pour leur monnaie.
62 % des Français jugent ainsi que la monnaie unique aggrave la crise. Très objectivement, il y a peu de raisons de penser que la cote de l'euro remonte plus vite dans les coeurs que sur les marchés. Car avec la crise de l'euro est venu le temps des réformes structurelles, qui s'annoncent douloureuses. " Réformes structurelles " : beaucoup avaient fini par penser, notamment en France, que la formule ne signifiait au fond pas grand-chose, un concept vague et creux inventé par les économistes libéraux et à usage des seuls fonctionnaires de Bruxelles. Mais sous la pression conjuguée des créanciers de l'Europe, inquiets pour leur argent, et de l'Allemagne, qui en a assez de payer, grâce à son travail et à ses excédents commerciaux, les déficits et le farniente de ses partenaires, les réformes structurelles passent du virtuel au réel. Brutalement. La France refond en toute hâte son système de retraites, l'Espagne son marché du travail, la Grèce reconstruit de fond en comble son économie, jusqu'à informatiser sa collecte d'impôts et le paiement des retraites. Mais cette modernisation à marche forcée, qui s'attaque aux avantages acquis sans en créer de nouveaux, qui vise à faire en sorte qu'un pays ne vive plus au-dessus de ses moyens, fera forcément plus de mécontents que de contents.
Alors on se demande bien ce qui aujourd'hui pourrait rendre l'euro plus populaire, ou plutôt moins impopulaire. Une bonne période de déflation, qui effacerait dans l'opinion publique le péché originel de l'euro, à savoir que sa création a fait bondir les prix, même si les statistiques officielles disent le contraire ? C'est un peu risqué. L'adhésion, peut-être, de nouveaux pays comme l'Estonie, les citoyens de la zone euro finissant par se dire qu'au fond, puisque d'autres la désirent, c'est que leur monnaie est encore désirable. Et que ce serait une grave erreur de la quitter pour une autre devise.
Mais le plus simple et le plus efficace serait encore d'ouvrir des livres d'histoire. On a fêté, vendredi, les 70 ans de l'appel du 18 juin. Le réentendre devrait suffire pour se dire que, malgré toutes les difficultés, les querelles, les désagréments, les déceptions, les blessures d'amour-propre, cela reste une chance formidable, à ne gâcher à aucun prix, de voir les Allemands, les Français, les Espagnols, les Italiens, les Autrichiens, et même, on peut rêver, les Grecs, payer leurs impôts dans la même monnaie.
Pierre-Antoine Delhommais