C'est fait : l'Europe a basculé dans la rigueur budgétaire. Après la vague des plans d'austérité en Europe du Sud, l'annonce d'" années de souffrance " par le premier ministre britannique, le conservateur David Cameron, et la publication par la chancelière allemande, Angela Merkel, d'un plan de 80 milliards d'euros d'économies, ont marqué le virage des politiques économiques.
En France, le mot de rigueur est encore tabou. Il est pourtant faible : au moins sur le plan budgétaire, ce qui s'annonce dépasse de loin le redressement opéré au milieu des années 1980. A l'époque, il s'était agi de réduire le déficit d'un peu plus de 3 % du produit intérieur brut (PIB) à un peu moins de 2 %. Cette fois, le point de départ est à plus de 8 % du PIB, et l'effort à fournir - ramener d'ici vingt ans la dette publique à 60 % du PIB - est, lui aussi, voisin de 8 points de PIB.
Autant dire que tous les plans d'économies des dernières décennies feront bientôt figure de mesurettes. A cette aune, le basculement annoncé reste partiel. Contrainte et forcée, l'Europe du Sud s'est violemment convertie à l'austérité dès 2010. Mais, de leur côté, le Royaume-Uni n'a pour le moment annoncé qu'un premier train d'économies, tandis que l'Allemagne n'envisage rien avant 2011 - et pour moins d'un demi-point de PIB seulement cette année-là. Quant à la France, elle n'a pas vraiment dévoilé ses batteries.
Il reste que, même à doses comptées, cette rigueur va inévitablement peser sur une demande interne déjà peu dynamique. Il est tentant de se rassurer en invoquant les effets dits non keynésiens et en rappelant tel ou tel cas d'ajustement budgétaire sans pleurs.
Mais ces expériences sont rares. Surtout, elles se sont produites dans des contextes bien différents de celui d'aujourd'hui. Il n'y a rien, cette fois, à attendre d'une reprise de l'investissement induite par un effet de baisse des taux d'intérêt, puisque ceux-ci sont à leurs minima historiques. Et la consommation n'est pas à ce point déprimée par les incertitudes sur l'avenir que l'annonce d'un redressement budgétaire puisse provoquer un rebond. Qui plus est, l'Europe a fait la grande erreur de ne pas apurer complètement, dès 2008-2009, les mauvaises créances des banques. Fragilisées par les crises de la dette en Europe du Sud, celles-ci vont être tentées de restreindre le crédit.
Les Européens ont cependant une chance : ils entament leur ajustement dans un contexte de vigueur de l'économie mondiale, et les doutes sur leur capacité à gérer les crises internes à l'Union monétaire... ont affaibli l'euro. Tirée par les pays émergents et par la reprise américaine, la croissance mondiale s'est installée sur un rythme supérieur à 4 %. Avec 20 % de baisse de la devise européenne contre le dollar depuis la fin 2009, la dépréciation du change est dans l'immédiat assez forte pour compenser, et au-delà, l'effet des restrictions budgétaires. La stratégie implicite de l'Europe est donc de combiner ajustement interne et dépréciation externe.
Le problème est que cette stratégie, parfaite pour un petit pays, est plus difficile à jouer pour une zone qui pèse encore plus du quart du PIB mondial.
Personne ne pouvait légitimement se plaindre de voir l'euro se replier quand il valait 1,50 dollar. Mais la poursuite de sa baisse sous 1,20 dollar risque d'être bientôt vue par les Etats-Unis comme une manière commode, pour l'Europe, d'exporter son chômage.
Non seulement elle contrarie le projet annoncé par le président Barack Obama de doubler les exportations de son pays d'ici à cinq ans, non seulement elle freine la résorption du déficit extérieur américain, mais de plus elle change l'attitude de la Chine. Celle-ci, dont la monnaie est accrochée au dollar, avait quelque peu désarmé son opposition à une appréciation de sa devise, le yuan, mais l'évolution récente de l'euro a visiblement tempéré ses bonnes intentions.
Enfin et surtout, les Etats-Unis ont tout autant besoin que l'Europe - sinon plus - de rétablir la situation de leurs finances publiques. Lorsqu'ils s'y engageront, cette dernière ne pourra plus compter sur la monnaie pour absorber les effets récessifs de ses politiques : même si euro et dollar se déprécient ensemble par rapport aux monnaies des pays émergents, cela ne suffira pas.
Les Européens doivent donc se préparer à un dialogue tendu avec leurs partenaires du G20. Et rechercher en eux-mêmes les ressorts d'une expansion qui ne pourra pas durablement provenir de l'extérieur. Cela implique de coupler l'inévitable restriction budgétaire avec des redéploiements de dépenses publiques et des réformes fiscales de nature à renforcer le potentiel de croissance. Le choix du calendrier de l'ajustement vient d'être fait. Reste celui, tout aussi essentiel, de son contenu.
Jean Pisani-Ferry est économiste et directeur de Bruegel, centre de recherche et de débat sur les politiques économiques en Europe.