Les gouvernements surendettés vont devoir privatiser l’éducation, la santé et les retraites. En contrepartie, ils reprendront la main sur la gestion de l’économie et de la finance.
Anatole Kaletsky | Prospect
Alors que le monde commence à se remettre de la crise financière, une chose est sûre : si le capitalisme n’a pas été détruit par cette expérience de mort imminente, il ne sera plus jamais le même.
Cette crise – comparable aux soubresauts qui ont suivi l’inflation galopante des années 1970, la crise de 1929 et la période de chaos géopolitique dont la victoire de Wellington sur Napoléon en 1815 fut l’apothéose – annonce la quatrième transformation du capitalisme. Le nouveau système politico-économique né de la crise peut donc être décrit comme la quatrième version du capitalisme, d’où le titre de mon livre, Capitalism 4.0 [éd. Bloomsbury, juillet 2010, non traduit en français].
Les précédentes transformations systémiques se caractérisaient par une modification de la relation entre le gouvernement et le marché, plus particulièrement de ce que l’on peut qualifier de question fondamentale de l’économie politique : l’équilibre entre les décisions politiques fondées sur le suffrage universel et les décisions économiques fondées sur le suffrage censitaire.
Dans le capitalisme classique du XIXe siècle, la politique et l’économie étaient intrinsèquement deux sphères distinctes, les interactions entre le gouvernement et les entreprises privées se limitant à lever des fonds pour des campagnes militaires et à protéger de puissants intérêts particuliers – ceux des propriétaires terriens ou des corporations d’artisans, par exemple. La deuxième version du capitalisme, à partir des années 1930, s’est caractérisée par une méfiance envers les marchés et une profonde confiance en l’Etat, bienveillant et omniscient – en témoignent le New Deal [politique interventionniste mise en œuvre aux Etats-Unis par Franklin Roosevelt à partir de 1933], la foi, en temps de guerre, en un “gouvernement héroïque” et le paternalisme d’après-guerre. La troisième phase, définie par la révolution [conservatrice] Thatcher-Reagan, a littéralement pris à rebours ces préjugés. Désormais, les marchés avaient toujours raison et il fallait se méfier des gouvernements. Mais quelles seront les caractéristiques de la quatrième version du capitalisme ?
Le capitalisme 4.0 redécouvrira que l’économie de marché ne peut fonctionner sans un gouvernement actif et compétent. C’est désormais une évidence dans le secteur financier, mais la crise a démontré avec tout autant de limpidité que les Etats avaient une autre fonction économique essentielle. Avec les banques centrales, ils doivent participer intensivement à la gestion des cycles économiques, car la simple détermination d’un objectif d’inflation ne suffit plus. Gouvernements et banques centrales doivent accepter d’endosser à nouveau la responsabilité de la croissance, de l’emploi et de la stabilité financière, prérogatives qu’ils avaient abandonnées dans les années 1980. Parallèlement, si l’on reconnaît que les forces du marché ne sont pas toujours les mieux placées pour définir des prix en phase avec l’intérêt général, cela signifie que les pouvoirs publics devront aussi fixer les tarifs de l’énergie et prendre des mesures incitatives en faveur de l’environnement.
Pour autant, ce renforcement du politique n’implique pas forcément le retour d’un gouvernement plus fort. C’est même l’inverse qui devrait se produire, et ce pour au moins trois raisons. La plus évidente, c’est que les Etats sont fauchés. L’énorme perte de recettes fiscales engendrée par la récession – en comparaison, le coût du sauvetage des banques n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan – menace les engagements des gouvernements du monde entier en matière de dépenses publiques. Mais de toute façon, cette crise budgétaire aurait eu lieu tôt ou tard, car les promesses en matière de santé et de retraite faites à la génération vieillissante du baby-boom par les gouvernements successifs étaient intenables. Le resserrement du crédit l’a seulement avancée d’une dizaine d’années.
Deuxièmement, la crise a aggravé la méfiance à l’égard des gouvernements et des marchés. Si l’Etat doit jouer un plus grand rôle dans la gestion de l’économie et dans la réglementation de la finance, il lui faudra se désengager d’autres secteurs – pour maintenir un équilibre entre le public et le privé qui soit acceptable aux yeux des électeurs sceptiques. Troisièmement, cette mise à plat de la relation entre les gouvernements et le monde des affaires va révéler que les Etats ne peuvent plus satisfaire les exigences de plus en plus complexes de la société en matière de santé, d’éducation et de retraite, et que la mainmise des pouvoirs publics sur ces secteurs est incompatible avec une prospérité et une croissance durables. En d’autres termes, quand une société s’enrichit, les citoyens ont tendance à vouloir dépenser plus dans l’éducation, la santé et les retraites, mais la part de leurs revenus qu’ils sont prêts à concéder à l’Etat par le biais de l’impôt étant strictement plafonnée, cela limite le nombre des services qui peuvent être assurés par la collectivité. Si l’on veut stabiliser la dette publique à un niveau raisonnable, aucune économie avancée ne pourra se dispenser d’une réforme de la fiscalité, des prestations sociales et des services publics. Ni une hausse des impôts, ni une réduction des prestations ne sont à exclure. Et les hommes politiques – qu’ils soient conservateurs ou progressistes – n’échapperont pas à un débat honnête sur les priorités s’ils ne veulent pas sacrifier leurs objectifs les plus chers : une économie et un système financier robustes pour la droite, un Etat providence viable pour la gauche.
Des idéologies simplistes
Leur seule marge de manœuvre concernera la nature et le calendrier des réductions des dépenses publiques. Pour redéfinir les nouvelles frontières entre l’Etat et le secteur privé, les hommes politiques qui s’appuieront sur des idéologies simplistes – soit plus de marché, soit plus d’Etat – seront supplantés par des pragmatistes qui répondront à l’appel de Franklin Roosevelt en faveur d’une “expérimentation audacieuse et persistante”. Et plutôt que de prendre les citoyens de son propre pays pour des cobayes, il vaudra mieux observer ce qui se passe ailleurs. Comme le disait Bismarck : “Il faut être idiot pour croire que l’on peut tirer les leçons de sa propre expérience. Je préfère tirer les leçons de l’expérience des autres, afin de ne pas commettre d’erreur.”
Or l’expérience montre par exemple que les transports, les routes et les compagnies d’énergie fonctionnent généralement mieux quand ils sont privés. L’Etat doit toutefois les encadrer, de manière à atteindre certains objectifs d’intérêt général (en créant un impôt sur la pollution, en subventionnant l’accès de certains usagers aux transports publics, en supervisant les installations nucléaires…). Pourtant, dans un pays pétri de libéralisme comme les Etats-Unis, beaucoup de services privatisés depuis longtemps en Europe sont toujours fournis par l’Etat. Ainsi, 89 % des foyers américains sont desservis par des compagnies des eaux publiques, tandis qu’en Grande-Bretagne et en France cette proportion est inférieure à 10 %.
Nombre d’actifs détenus par les pouvoirs publics à divers échelons aux Etats-Unis pourraient être facilement transférés au secteur privé afin de réduire la dette publique. Cela permettrait en outre de mettre fin au sous-investissement chronique dans les infrastructures, qui fait parfois ressembler les Etats-Unis à un pays du tiers-monde aux yeux des visiteurs européens et japonais. Dans certains cas, en revanche, la Grande-Bretagne et l’Europe continentale pourraient bénéficier de l’expérience américaine en matière de privatisations. Ainsi, en Europe, l’enseignement supérieur, contrôlé par l’Etat, est en pleine déliquescence, tandis qu’aux Etats-Unis, il est en grande partie privé et se porte à merveille. Mais ce sont là des questions secondaires par rapport au principal défi que doivent relever les gouvernements : comment réduire les prestations liées à la santé, aux retraites et à l’éducation [primaire et secondaire], qui engloutissent environ 70 % des recettes fiscales de tous les pays développés ? Pour maintenir un équilibre entre le public et le privé dans le système capitaliste postcrise, il va falloir mettre en place un financement mixte plus complexe.
L’éducation est le domaine où la part du privé va sans doute croître le plus rapidement. Dans l’enseignement supérieur, la prédominance des universités américaines dans toutes les branches du savoir va précipiter cette évolution. Si les autres pays veulent rester compétitifs dans les secteurs fondés sur le savoir, ils vont devoir calquer leurs systèmes d’enseignement sur celui des Etats-Unis, largement financé par les frais d’inscription et de scolarité. En ce qui concerne l’enseignement scolaire, les perspectives sont moins claires. Le premier et le second degré, qui doivent être obligatoires, nécessitent des subventions. Pour autant, le fait qu’un bon enseignement bénéficie à l’ensemble de la société ne signifie pas que les écoles doivent être gérées par l’Etat.
Le secteur de l’éducation va connaître une plus grande concurrence et un plus fort investissement du secteur privé. Il est moralement et économiquement souhaitable que cela ne se traduise pas par une moindre égalité des chances ou par un renforcement des différences de classe. De nombreux outils existent pour empêcher de telles dérives (bourses, frais de scolarité adaptés aux conditions de ressources, etc.).
Mais c’est dans le secteur de la santé que les relations dysfonctionnelles entre l’Etat et le privé ont été le plus dommageables, en termes d’efficacité et de stabilité économique. Il est difficile de savoir qui a raison : les Britanniques, qui considèrent la médecine comme un bien public devant être fourni équitablement à tous les citoyens par l’Etat, ou les Américains, pour qui elle est une marchandise, comme la nourriture, les vêtements ou le logement ? Mais ces questions théoriques et morales ne seront plus le moteur de la réforme de la santé. Que les électeurs trouvent ou non leur chemin de Damas, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne devront redéfinir la frontière entre le marché et l’Etat – en allant chacun en sens inverse. Washington consacre 2 500 milliards de dollars (8 100 dollars par habitant) par an aux frais de santé – soit 18 % du PIB, contre 11 % en France et en Allemagne, et 9 % seulement en Grande-Bretagne et dans l’ensemble de l’OCDE. Le deuxième pays au monde en termes de dépenses est la Suisse, avec 12 % du PIB. Pourtant, aux Etats-Unis, le taux de survie aux cancers et aux maladies cardiovasculaires n’est généralement pas supérieur à la moyenne de l’OCDE, et il est substantiellement inférieur à celui de la France, de la Suisse et du Japon.
Il y a peu, les Américains savaient que leur système était onéreux, mais ils croyaient encore qu’il était plus innovant et plus satisfaisant que la “médecine socialisée” d’autres pays – le National Health Service [NHS, le service public de santé britannique] faisant invariablement office de repoussoir. A l’inverse, on a répété à l’envi aux Britanniques que la seule alternative à un NHS géré par l’Etat était une privatisation à l’américaine, qui ferait plus que doubler les coûts tout en réduisant l’accès aux soins.
Modifier l’ordre de nos priorités
En s’accrochant à ces fausses dichotomies, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont ignoré une multitude d’autres pays, comme la France, l’Allemagne, la Suisse, le Canada, l’Australie, la Suède et le Japon, qui proposent un mélange de couvertures publique et privée – avec des programmes d’assurance, la mise sous condition de ressources, le remboursement des séjours en hôpitaux et des visites chez le médecin – et obtiennent de bien meilleurs résultats que le système britannique, à un coût bien moindre qu’aux Etats-Unis.
Pour la plupart des pays, la réaction rationnelle à la crise budgétaire serait de reconnaître que les engagements pris, envers des baby-boomers vieillissants, en matière de couverture médicale et de retraites ne peuvent tout simplement plus être honorés dans leur intégralité. Or ce sont justement ces “acquis” qui sont défendus par la classe politique dans ces pays. Si l’on ne modifie pas l’ordre de nos priorités, tous les services publics, en dehors de ceux qui s’occupent des personnes âgées et des malades, vont terriblement souffrir.
De bons établissements scolaires et des universités abordables comptent plus pour la prospérité future et pour la justice sociale que les hôpitaux, lesquels prennent surtout soin de citoyens vieillissants dont la contribution économique est réduite alors qu’ils représentent le groupe démographique le plus riche de la société.
En Grande-Bretagne, la gauche sera bientôt confrontée à un choix. Si elle veut préserver une éducation et des services publics corrects pour la population active, si elle veut maintenir un filet de sécurité sociale pour ceux qui sont vraiment en difficulté, si elle veut défendre les intérêts des fonctionnaires employés ailleurs que dans la santé, elle va devoir admettre que la réforme du NHS est inévitable. La gauche devra alors faire campagne en faveur d’une privatisation partielle de la santé. Et ce seront les conservateurs qui défendront avec la plus grande véhémence la responsabilité de l’Etat dans ce domaine, en se servant de l’augmentation inexorable des dépenses de santé comme d’un cheval de Troie pour renverser tous les autres programmes publics.
Dans la nouvelle économie politique née de la crise, protéger le NHS sera le moyen le plus sûr d’accélérer le démantèlement de l’Etat providence de l’après-guerre. Ce n’est que l’un des nombreux paradoxes qui caractérisent cette nouvelle ère du capitalisme.
Editorialiste au Times de Londres, Anatole Kaletsky, 58 ans, a précédemment travaillé pour The Economist et le Financial Times. Il est aujourd’hui consultant.