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Expliquer la finance et l'économie par un praticien. Participer a la compréhension d'une matière d'abord difficile mais essentielle pour le citoyen.

L'euro est-il condamné?

L'euro est-il condamné?

Les rêves européens pourraient bien mourir avec la monnaie unique.

Il m'arrive, parfois, d'être prétentieux à l'extrême. Je reprends alors la longue liste de mes prédictions, et m'interroge: au cours de ma carrière, qu'ai-je deviné? Quand? Et comment? Durant l'été 2005, le magazine Foreign Policy avait demandé à ses collaborateurs de désigner une chose que le monde tenait pour acquise mais qui, selon eux, était surestimée ou ne durerait pas. Après une brève période de réflexion, j'avais choisi l'euro.

Je ne voulais pas que l'avenir me donne raison, bien au contraire; j'aurais vraiment préféré avoir tort. Du temps où je vivais encore en Europe, j'étais l'un des rares hommes de gauche à défendre l'élargissement de la communauté, à y voir un phénomène progressiste. Et ce principalement parce que j'avais constaté les effets positifs de l'Union à la périphérie du continent, en particulier en Espagne, au Portugal et en Grèce. Jusqu'au milieu des années 1970, ces pays vivaient sous le joug de dictatures réactionnaires, ancrées dans la religion et le militarisme, et dépendant directement de l'aide militaire fournie par les cercles les plus conservateurs des Etats-Unis. La communauté européenne n'acceptant que les démocraties parlementaires, les classes moyennes des pays totalitaires ne tardèrent pas à souffrir de cette exclusion, et s'employèrent à renverser leurs despotes.

Le charme de l'Europe a profité à plusieurs autres pays. Lorsque la République d'Irlande est devenue membre de l'Union, entrant de ce fait dans la même union douanière que le Royaume-Uni, la frontière avec l'Irlande du Nord a immédiatement perdu de son importance, et le conflit communautaire s'est peu à peu estompé. A Chypre, le fait que les deux communautés, turques et grecques, veuillent faire partie de l'Union a contribué à préparer le terrain pour les négociations visant à annuler la partition post coloniale de l'île. La modernisation et l'ouverture de la Turquie, aussi inégales soient-elles, sont en grande partie dues à cette volonté de rejoindre un système européen commun. Et il va sans dire que les populations d'Europe de l'Est, même à l'époque du mur de Berlin, n'avaient qu'une idée en tête: remplir les critères d'adhésion, afin de pouvoir rejoindre l'Ouest le plus vite possible - et d'échapper ainsi au Conseil d'assistance économique mutuelle, l'inutile et couteuse parodie d'alliance internationale alors orchestrée par l'Union Soviétique.

La création d'une monnaie unique semblait, logiquement, être la prochaine étape, ce qui voulait dire qu'au lieu de dominer l'Europe (comme le redoutaient les réactionnaires britanniques et français), l'Allemagne allait bientôt s'européaniser. La décision d'abandonner le deutschemark, en 2002, compte parmi les décisions les plus sages et les plus généreuses jamais prises par un Etat moderne. L'Allemagne confirmait alors qu'elle avait achevé sa transformation; qu'elle était bel et bien sortie du nazisme, du stalinisme et de la partition, les trois ennemis mortels de l'Europe moderne.

Et pourtant, c'est un fasciste germanophone qui éveilla bientôt mes doutes. L'euro venait à peine d'entrer en circulation dans la plupart des pays du continent, de la Finlande à la Grèce; j'étais en train d'interviewer Jörg Haider, feu le leader du Parti autrichien de la liberté. Il avait eu un petit sourire désagréable et méprisant, et m'avait demandé si je trouvais réellement à mon goût «la nouvelle monnaie Espéranto».

Sa réflexion ne manquait pas de finesse, et elle m'ébranla quelque peu. Le vieux rêve d'un langage universel, l'Espéranto, qui mettrait un terme au châtiment de Babel, à l'ancestrale rivalité des langues... un projet illusoire, pour des raisons évidentes. Personne n'a envie d'apprendre une langue maîtrisée par si peu d'individus. Pire: l'invention de l'Espéranto n'a fait qu'ajouter un langage mineur à tous les autres. Maintenant, prenez l'euro: et si, au lieu d'être l'équivalent monétaire de la lingua franca, il ne devenait qu'une monnaie européenne de plus?

Il est assez tragique de constater que le système euro fonctionne déjà à deux vitesses, et que les pays occupant le bas du tableau (la Grèce, le Portugal, l'Espagne et l'Irlande) sont ceux qui avaient le plus profité de leur entrée dans l'Union européenne. La Grèce a eu recours à des procédés plutôt louches pour dissimuler sa dette, et certains petits Etats ont administré leurs budgets en parfait irresponsables - ce qui n'a bien évidemment pas manqué d'irriter les Allemands. En Allemagne, certaines personnes commencent à protester ouvertement, déclarant qu'à choisir, elles préféraient revenir au deutschemark plutôt que de tirer d'affaire quelques républiques bananières indigentes et dépensières. Ces mouvements d'humeur ne pouvaient qu'appeler une répartie cinglante; ainsi, dans une récente interview, Theodoros Pangalos (le ministre grec des affaires étrangères) s'est fait un devoir de rappeler que les nazis avait pillé les réserves d'or de la Grèce pendant l'occupation allemande - message bien évidemment destiné aux nationalistes grecs.

«Ne parlons pas de la guerre»: c'était là un accord tacite, pilier de la fraternité européenne - mais il n'aura pas fallu attendre longtemps pour constater les premières entorses à l'étiquette. Et cette atmosphère risque fort de s'envenimer plus avant: Berlin demande aux pays les plus pauvres de redresser la barre, et la population allemande se plaint de devoir se serrer la ceinture pour venir en aide aux Etats les moins performants.

On nous parle sans cesse des conditions du «plan de sauvetage», des «prêts» accordés pour «combler la dette». Mais ce ne sont que des euphémismes, des solutions à court terme. La vérité, c'est que l'expression «défaut de paiement» vient de faire son entrée dans le vocabulaire européen, et qu'elle s'applique à un pays tout entier; la vérité est aussi que ce club de pays développés doit maintenant faire avec un tiers-monde né en son sein. C'est toujours la politique qui a justifié l'existence de l'Union Européenne, pas l'économie, et si le symbole de la dimension de second ordre se ternit, l'idéal premier n'en sortira certainement pas indemne.

Les pays constituant ce petit groupe d'exclus de l'intérieurs sont au nombre de quatre: le Portugal, l'Irlande, la Grèce et l'Espagne; certains pensent même que l'Italie a sa place dans cette liste. A ce stade, les Etats ayant fait l'impasse sur l'euro (la Grande-Bretagne, de nombreux pays scandinaves...) ne reviendront sans doute pas sur leur décision. L'euro n'est donc qu'une monnaie de plus; il n'est même pas accepté dans l'ensemble de la communauté. Et le rêve européen, dans tout ça? Que va-t-il devenir? J'aurais préféré ignorer les croassements d'Haider, mais cela aurait été mal connaître l'histoire de ce continent: en Europe, lorsqu'un obscur fasciste autrichien s'agite, mieux vaut tendre l'oreille.

Christopher Hitchens

Traduit par Jean-Clément Nau

Christopher Hitchens est chroniqueur à Vanity Fair et journaliste associé à la Hoover Institution de Stanford, Californie

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