En 1929 comme en 2008, la crise a été précédée par un élargissement du fossé entre riches et pauvres. Reste à démontrer le lien de causalité.
Louise Story | The New York Times
Historien de l’économie et des politiques à la Harvard Business School, David A. Moss étudie les inégalités salariales depuis plusieurs années. S’il savait déjà que les disparités croissantes entre riches et pauvres causaient du tort aux plus démunis, il ne se doutait pas qu’il existait aussi des risques pour la stabilité des marchés financiers, sur lesquels se font souvent les fortunes. Actuellement, M. Moss planche sur la crise financière de 2008. Et, selon lui, même Wall Street devrait se méfier des inégalités, car elles pourraient bien produire une nouvelle crise.
Il y a environ un an, l’un de ses confrères lui a suggéré de superposer deux graphiques, le premier représentant les inégalités de revenus et le second la réglementation financière et les faillites bancaires. Les courbes correspondaient parfaitement. Chaque fois que le fossé entre riches et pauvres s’élargissait, la réglementation s’allégeait et le nombre de faillites augmentait. “J’ai eu du mal à croire à quel point tout était lié, raconte-t-il. La corrélation était vraiment surprenante. Cela m’a conduit à m’interroger sur l’existence d’une relation de cause à effet entre la déréglementation financière, les inégalités économiques et l’instabilité des marchés. Serait-il possible que ces éléments soient liés ?”
Au cours des cent dernières années, les inégalités de revenus n’ont jamais été aussi flagrantes qu’avant les crises de 1929 et de 2008. En 1928, les 10 % des Américains les plus riches percevaient 49,29 % de l’ensemble des revenus. En 2007, le pourcentage était étonnamment proche : 49,74 %. Quant au 1 % les plus fortunés, ils disposaient de 23,94 % des richesses en 1928, et de 23,5 % en 2007.
David Moss et ses collègues cherchent aujourd’hui à déterminer si des disparités de revenus importantes engendrent des comportements qui peuvent mettre à mal le système financier. Si c’était le cas, cela pourrait justifier la mise en œuvre de politiques fiscales et sociales spécifiques, ainsi qu’une réglementation plus stricte de Wall Street.
Certains économistes conservateurs sont sceptiques. Ainsi, selon R. Glenn Hubbard, doyen de la Columbia Business School et conseiller économique en chef de la Maison-Blanche à l’époque de George W. Bush, les inégalités ne sont pas à blâmer. “Les voitures vont de plus en plus vite et le PIB augmente chaque année, commente-t-il, mais cela ne veut pas dire que la vitesse soit responsable de la croissance du PIB.” Même certains des universitaires qui soutiennent l’étude doutent que les chercheurs parviennent à démontrer un lien. Richard B. Freeman, économiste à Harvard, étudie actuellement quelque 125 crises financières survenues à travers le monde au cours des trente dernières années. Avant la plupart de ces crises, explique-t-il, les inégalités se sont renforcées. Mais les données des différents pays sont difficilement comparables. En outre, dans certains pays – en Scandinavie notamment –, des crises se sont produites sans qu’il y ait de disparités flagrantes, ce qui suggère que d’autres facteurs, comme la déréglementation, ont été plus déterminants.
De son côté, M. Moss soutient que les inégalités de revenus entretiennent des liens complexes avec les crises financières. Elles concentrent trop de pouvoir entre les mains des titans de Wall Street, ce qui permet à ces derniers de promouvoir des politiques qui leur sont favorables – comme la déréglementation – et qui peuvent mettre en péril la stabilité du système. D’après lui, le fossé entre riches et pauvres peut également pousser les plus démunis à faire des choix qui compromettent le système.
Les bulles financières dopent les retours sur investissement
Par ailleurs, les propriétaires à faible revenu auraient davantage eu les moyens de rembourser leurs emprunts hypothécaires si l’écart de richesses n’avait pas été aussi important. M. Hubbard voit les choses différemment. Selon lui, de nombreux propriétaires n’auraient tout simplement pas dû emprunter. Désireux d’atténuer les inégalités, les décideurs ont voulu “démocratiser le crédit”, mais ils se sont fourvoyés. Ils auraient mieux fait de chercher à améliorer le système éducatif, conclut M. Hubbard.
M. Moss s’intéresse aussi aux récents travaux de Margaret M. Blair, qui enseigne à la Vanderbilt University Law School. Les bulles financières génèrent souvent des retours sur investissement plus importants, explique-t-elle, ce qui peut influencer les stratégies de placement des professionnels de la finance et les politiques dont ils font la promotion. Leurs décisions entraînent à leur tour l’accroissement des inégalités.
Après l’effondrement de 1929, l’écart entre riches et pauvres s’est considérablement réduit. Pendant plusieurs dizaines d’années, il est resté pratiquement stable, à cause des pertes considérables subies par les plus fortunés et des importantes réformes introduites dans les années 1930 pour maîtriser Wall Street. Rien de tel n’est actuellement observé. Selon les plus récentes données disponibles, les écarts de revenus se sont légèrement réduits en 2008, mais personne ne sait si cela va continuer. Il est vrai que, cette fois-ci, le système ne s’est pas totalement effondré. M. Moss, qui était favorable à l’intervention du gouvernement en 2008 [pour sauver les banques], constate aujourd’hui que “les élites financières s’en sont plutôt bien sorties”.