AGIOS NIKOLAOS, CRÈTE - Une poignée d’Estoniens et un Polonais discutent dans une taverne grecque. Ils parlent du temps qui semble s’écouler plus lentement ici, les choses traînent. On plaisante sur la belle vie des Grecs –toutes ces vacances, et ce sont les Allemands qui paient! On se régale d’anecdotes sur le marché immobilier. Ce qu’il faut savoir, raconte l’un d’entre eux, c’est qu’ici, chaque maison a deux prix: le prix «officiel» et le «vrai» prix. Sur le prix officiel, on paye les taxes. Le vrai prix, on le paye au propriétaire. Tout le monde est au courant, et tout le monde ferme les yeux–y compris l’administration fiscale.
Ah, oui, s’exclame quelqu’un, ces fonctionnaires corrompus, on avait les mêmes avant, en Estonie. Ah, oui, rebondit quelqu’un d’autre encore, les maisons polonaises aussi avaient un prix officiel et un vrai prix, avant. Mais c’était il y a longtemps, il y a plus de dix ans, quand l’Europe était divisée entre Est et Ouest. Aujourd’hui, en tout cas aux yeux de certains, la fracture se déplace, doucement, entre Nord et Sud.
Nord et Sud: tout le monde ne va pas aimer ce concept, surtout le nouveau Sud, dont tous les membres ne se situent pas dans la partie méridionale du continent européen. Car il ne s’agit pas d’appellations géographiques, mais de jargon politique.
Le Sud comprend tous ces pays dont la classe politique a été incapable d’équilibrer le budget national et réduire le nombre de fonctionnaires, et dont les électeurs n’ont pas appris à approuver les plans d’austérité: la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Hongrie, la Bulgarie, et, en ce moment, l’Irlande.
Le Nord comprend les acharnés du budget: l’Allemagne, la Pologne, l’Estonie, la Scandinavie, la République tchèque et la Slovaquie. Le nouveau gouvernement britannique, avec son budget d’austérité, veut retourner au Nord après sa récente expérience dans le Sud. La France flotte quelque part entre les deux.
L’opulence n’est pas l’apanage du Nord: la plus grande partie du Sud est très riche. Mais dans le Nord, la richesse privée a grandi main dans la main avec le secteur public. Alors que dans le Sud, la richesse privée accompagne la misère publique.
En tout cas c’est un point de vue. Je me rends bien compte qu’il s’agit là de catégories subjectives, et que l’appartenance à ces deux clubs, tels qu’ils sont présentés ici, peut facilement être contestée. L’administration polonaise ne vaut pas mieux que celle de l’Espagne. Le capitalisme irlandais est sous certains angles en meilleure forme que sa version tchèque. Le niveau de vie reste plus élevé en Italie qu’en Estonie. Et certains gouvernements du Sud –Grèce et Espagne, qui, curieusement, sont socialistes– se démènent aujourd'hui pour instituer des réformes qui auraient dû être mises en place depuis des années, et cherchent à rendre leur économie plus nordique.
Mais on a beau concéder que certains pays ne correspondent pas à leur propre camp, il reste difficile de nier l’existence de cette nouvelle division Nord-Sud, bien plus présente que le vieux clivage Est-Ouest. Tout comme il est difficile de ne pas voir quelques vérités douloureuses sur le nouveau Nord, clairement dominé par l’Allemagne qui, pour l’instant, dirige la région par l’exemple. Son taux de croissance relativement élevé, atteint grâce aux réformes du marché du travail et des impôts, attire des pays désireux de l’imiter, pas de s’y subordonner. Quoiqu’il en soit, l’influence économique de l’Allemagne dans cette région est conséquente et ne fera que grandir.
Pour l’instant, le nouveau Nord ne correspond pas à la zone euro: tous ses membres n’utilisent pas la monnaie unique européenne, alors même que certains pays du Sud en sont de notoires utilisateurs. Voilà qui manque clairement de logique: les économies du Nord, qui se ressemblent de plus en plus et sont profondément liées, conservent des monnaies différentes. Alors que l’Allemagne, la France, l’Italie et la Grèce, pays aux attitudes radicalement différentes face aux dépenses publiques et au budget, appartiennent à la même zone monétaire. Ne serait-il pas logique d’abandonner l’euro en faveur d’une monnaie «du Nord»? Combien de temps faudra-t-il attendre avant que cette idée ne commence à se frayer son chemin, surtout en Allemagne?
Nous n’en sommes pas encore tout à fait là: l’Europe, menée par les Allemands, a évidemment sauvé l’économie grecque au début de l’année. Contre l’injection massive d’argent, elle a exigé d’énormes changements structurels et budgétaires.
Mais ce sauvetage n’a pas été pratiqué au nom de la solidarité européenne: le nouveau Nord ne se sent aucune responsabilité envers le nouveau Sud. Il a, au contraire, été mené à contrecœur, en traînant des pieds, pour aider les banques qui possédaient trop de titres grecs. Une petite prédiction: cela ne se reproduira pas.
Photo: Kalypso Nikolaidis - EU, openDemocracy via Flickr CC License by
Anne Applebaum
Traduit par Bérengère Viennot