La réforme des retraites aurait pu, aurait dû, être l'occasion d'un grand débat démocratique. Tous les éléments du pacte social et des réalités françaises s'y trouvent en effet rassemblés : le rapport au travail constitutif de la vie de chacun ; la manière de concevoir le formidable allongement de la durée de la vie et l'usage que l'on peut en faire ; la solidarité entre générations sur lequel repose notre système par répartition ; enfin, la protection sociale des personnes âgées, bâtie par plus d'un siècle de luttes et de mobilisations.
Tout cela - à quoi il faudrait ajouter les innombrables inégalités devant le travail comme devant la vieillesse - aurait mérité un débat approfondi. A défaut de s'accorder sur les solutions, on aurait pu dégager un constat partagé : après tout, chacun admet que l'évolution démographique, la prolongation de l'espérance de vie et l'état des finances publiques imposent de réformer le financement des retraites pour garantir leur pérennité.
Les Suédois ont réfléchi collectivement pendant des années avant de réformer leur système de retraites. Sans aller jusque-là, ce qui paraît impensable en France, au moins aurait-on pu adopter la méthode mise en oeuvre avec un succès certain, à l'automne 2007, par le Grenelle de l'environnement : réunir tous les acteurs pendant quelques mois, confier à des groupes de travail les principales questions et prendre le temps d'explorer à fond enjeux et solutions, avant de trancher. C'était il y a trois ans. Presque une éternité.
Ce grand débat démocratique n'aura pas lieu. Nicolas Sarkozy lui a préféré un scénario strictement politique, dont il a soigneusement préparé la dramaturgie et réparti des rôles. D'un côté, un président de la République courageux, prêt à braver les obstacles et l'impopularité pour renverser le tabou du droit à la retraite à 60 ans et imposer une réforme que l'évidence impose. Peu importe qu'il ait dit le contraire en 2007 et encore en 2008 ; depuis, la crise a frappé, a changé la donne et justifie l'urgence. De l'autre côté, la gauche et les syndicats sont invités à jouer les faire-valoir : une opposition stérile et mécanique, hier trop pusillanime pour affronter le problème, aujourd'hui trop craintive pour remettre en cause les acquis sociaux, occultant la rude réalité, incapable de formuler des contre-propositions sérieuses et réalistes, et finalement secrètement soulagée que, comme en 1993 et 2003, la droite fasse ce " sale boulot " avant son éventuel retour au pouvoir dans deux ans.
Habile scénario, presque trop bien huilé et jusque-là assez bien conduit. Même la forte mobilisation syndicale et politique du 7 septembre était indispensable pour attester de l'audace présidentielle. Reste à conclure l'affaire et à en tirer les bénéfices escomptés. Or, rien n'est moins évident.
Ce n'est pas au Parlement que la partie se conclura : une majorité aux ordres et des amendements millimétrés par l'Elysée en font plus que jamais une chambre d'enregistrement, en dépit des réformes et des proclamations. C'est la base syndicale et " la rue " qui accorderont, ou non, au chef de l'Etat la victoire symbolique qu'il recherche. Pour l'instant, l'on en reste aux avertissements : " Plus l'intransigeance dominera, plus l'idée de grèves reconductibles gagnera les esprits ", notait Bernard Thibault, le leader de la CGT, dans ces colonnes (Le Monde du 10 septembre). Et chacun sait qu'une grève reconductible des cheminots, notamment, provoquerait un blocage aux conséquences imprévisibles.
Quant aux bénéfices, ils sont loin d'être acquis. Car l'adoption de cette réforme des retraites est la condition nécessaire, mais non suffisante, pour restaurer le crédit du chef de l'Etat. Elle lui permettrait, bien sûr, de réendosser son costume, assez défraîchi, de grand réformateur, capable de " changer la France ", comme promis en 2007. Nul doute qu'il s'emploierait énergiquement à brandir cette réforme-là pour mieux faire oublier les autres, amorcées mais ensablées, annoncées puis oubliées.
Pour autant, rien ne garantit que cela suffise à regagner la bataille de la crédibilité. Ni vis-à-vis des marchés ni vis-à-vis des Français. " Il est impératif que la France conserve sa notation financière AAA. La réforme des retraites sera un signe de sérieux adressé au monde entier ", assurait avec optimisme, en janvier, Alain Minc qui n'est pas le plus mauvais témoin des obsessions présidentielles. Bien des analystes considèrent aujourd'hui que cette réforme n'est que le minimum vital pour les agences de notation. Non seulement son financement n'est sérieusement assuré qu'à moitié et pour quelques années à peine, mais, entre-temps, la crise des dettes souveraines a rendu la situation des Etats beaucoup plus fragile et aléatoire.
De leur côté, les Français ont admis la nécessité d'une réforme ou s'y sont résignés. Mais ils sont de plus en plus sensibles aux critiques martelées par la gauche et les syndicats sur le caractère injuste de celle qui leur est proposée. Ils ont compris que ses deux mesures phares - le report uniforme à 62 ans de l'âge légal de départ à la retraite et à 67 ans de l'âge auquel on peut toucher sa retraite à taux plein - vont faire peser l'essentiel de la charge sur les salariés. Et que les premières victimes seraient les catégories populaires, celles qui ont commencé à travailler plus tôt et dans les métiers les plus pénibles, sont les plus mal payées, les plus touchées par le chômage, la précarité et les carrières incomplètes, celles, enfin, dont l'espérance de vie est la plus courte.
Bref, ils ont compris que derrière les évidences démographiques et la bagarre politique, est engagée une vraie bataille idéologique où se joue le sens de la solidarité nationale, de la justice et de la protection sociales. C'est ce débat fondamental que Nicolas Sarkozy a voulu esquiver en passant en force et en urgence. Mais il aura toutes les peines du monde à l'éviter en 2012. Il n'est pas sûr que l'adoption probable de la réforme des retraites n'apparaisse pas, alors, comme une victoire à la Pyrrhus.
Gérard Courtois