Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Expliquer la finance et l'économie par un praticien. Participer a la compréhension d'une matière d'abord difficile mais essentielle pour le citoyen.

La social-démocratie comme dernier rempart

La social-démocratie comme dernier rempart

L’historien britannique Tony Judt, décédé cet été, a consacré ses dernières forces à un travail sur l’avenir de nos sociétés et la montée des inégalités. En voici un extrait.

Quelque chose ne va pas dans notre vie. Trente années durant, nous avons érigé en vertu la poursuite de l’intérêt matériel personnel. De fait, cette quête est tout ce qu’il nous reste comme but collectif. Nous connaissons le prix des choses mais nous en ignorons la valeur. Le matérialisme et l’égoïsme de la vie moderne ne sont pas inhérents à la condition humaine. Une grande partie de ce qui paraît aujourd’hui naturel remonte aux années 1980 : l’obsession de la création de richesses, le culte du secteur privé, l’élargissement du fossé entre riches et pauvres. Et, par-dessus tout, le discours qui les accompagne : admiration aveugle vouée aux marchés libres de toute entrave, dédain à l’égard du secteur public, illusion d’une croissance sans fin.

Nous ne pouvons pas continuer à vivre ainsi. La crise de 2008 nous rappelle que le pire ennemi du capitalisme non réglementé n’est autre que lui-même : tôt ou tard, il sera victime de ses propres excès et appellera encore une fois l’Etat au secours. Mais, si nous nous contentons de recoller les morceaux avant de recommencer comme si de rien n’était, nous allons au-devant de problèmes bien pires. Pourtant, nous sommes apparemment incapables de concevoir une alternative.

Nous devons repenser l’Etat et reformuler le discours de la social-démocratie. Les sociaux-démocrates devraient cesser de rester sur la défensive et de s’excuser. La conception sociale-démocrate d’une bonne société exige un rôle accru de l’Etat et du secteur public. L’Etat providence n’a jamais été aussi populaire auprès de ses bénéficiaires : nulle part en Europe les électeurs ne sont favorables à la suppression des services de santé publique, de l’éducation gratuite ou subventionnée, des transports publics et autres services essentiels. Nous pratiquons depuis longtemps ce qui ressemble à la social-démocratie, mais nous avons oublié comment chanter ses louanges.

Durant les premières années de ce siècle, le “consensus de Washington” a tenu le haut du pavé. Aux quatre coins du monde, économistes ou “experts” ont vanté les mérites de la déréglementation, du minimum d’Etat et d’une faible fiscalité. Tout ce que le secteur public faisait, des personnes privées pourraient le faire bien mieux.

Aujourd’hui, le réveil s’amorce. Pour éviter les faillites nationales et l’effondrement de l’ensemble du système bancaire, gouvernements et banques centrales ont opéré un revirement spectaculaire, distribuant les deniers publics afin de stabiliser l’économie et faisant passer sans états d’âme des entreprises défaillantes sous le contrôle de l’Etat. Un nombre incroyable d’économistes libéraux, qui vénéraient Milton Friedman et ses collègues de Chicago, ont à qui mieux mieux battu leur coulpe et fait allégeance aux mânes de Keynes. Une retraite tactique Tout cela est fort heureux. Mais cela ne constitue en rien une révolution intellectuelle. Bien au contraire : comme le montre la réaction du gouvernement Obama, le retour au keynésianisme ne représente rien d’autre qu’une retraite tactique. Certes, l’une des conséquences de la crise a été de tempérer la ferveur des Européens du continent pour le “modèle anglo-américain”. Mais les principaux bénéficiaires en sont ces mêmes partis de centre droit qui étaient si désireux de copier Washington.

Bref, il nous faut incontestablement des gouvernements interventionnistes. On constate pourtant une nette répugnance à défendre le secteur public au nom de l’intérêt collectif ou de principes. En témoignent la série des élections européennes qui ont suivi la crise financière, lors desquelles les partis sociaux-démocrates ont régulièrement essuyé de graves revers. Malgré l’effondrement du marché, ils se sont avérés incapables de se montrer à la hauteur des circonstances.

Si elle veut de nouveau être prise au sérieux, la gauche doit retrouver sa voix. Les motifs de colère ne manquent pas : inégalités grandissantes en matière de richesses et de perspectives d’avenir ; injustices de classes et de castes ; exploitation économique chez nous et à l’étranger ; corruption, argent et privilèges bouchant les artères de la démocratie. Mais il ne suffira plus de mettre le doigt sur les défauts du système puis de s’en laver les mains à la manière de Ponce Pilate sans se soucier des conséquences. Il nous incombe de redéfinir le rôle de l’Etat. Si nous ne le faisons pas, d’autres s’en chargeront.

La privatisation est inefficace

S’il nous fallait relever un seul effet général du changement intellectuel qui a marqué le dernier tiers du XXe siècle, ce serait certainement le culte du secteur privé, et en particulier de la privatisation. Avec l’avènement de l’Etat moderne, transports, hôpitaux, écoles, poste, armée, prisons, police et accès à la culture pour tous – des services indispensables qui s’accommodent mal de la recherche du profit – ont été réglementés ou contrôlés par l’Etat. Maintenant, ils sont remis entre les mains des entreprises privées. Nous assistons à un transfert continu des responsabilités de l’Etat vers le secteur privé, sans aucun avantage pour la collectivité. Contrairement à la théorie économique et au mythe populaire, la privatisation est inefficace. La plupart des services que les Etats ont cru bon de confier au secteur privé fonctionnaient à perte : qu’il s’agisse des chemins de fer, des mines de charbon, de la poste ou de l’électricité, leur fourniture et leur entretien coûtaient trop cher pour qu’ils soient rentables. Rien que pour cette raison, ces biens publics n’avaient aucun intérêt aux yeux d’acheteurs privés à moins d’être bradés. Mais, quand l’Etat vend pour une bouchée de pain, c’est la collectivité qui essuie la perte. Au Royaume-Uni, on a calculé que, pendant les privatisations de l’époque Thatcher, les prix délibérément bas auxquels des actifs depuis longtemps contrôlés par l’Etat ont été vendus se sont traduits par un transfert net, des contribuables aux actionnaires, de 14 milliards de livres sterling. A cette perte il faut ajouter les 3 milliards de livres de commissions versées aux banquiers qui ont mené à bien ces transactions. Ainsi l’Etat a accordé 17 milliards de livres au secteur privé pour faciliter la vente de biens qui n’auraient pas trouvé preneur autrement. Il s’agit de sommes faramineuses – à peu de chose près, l’équivalent des dotations de l’université ­Harvard, ou encore du PIB du Paraguay ou de la Bosnie-Herzégovine. On peut ­difficilement parler d’une ­utilisation ­responsable des fonds publics.

Ces privatisations ont donné naissance à une économie mixte de la pire espèce, où l’entreprise privée est indéfiniment financée par les fonds publics. Au Royaume-Uni, les hôpitaux du National Health Service [service public de santé] récemment privatisés déposent le bilan les uns après les autres – le plus souvent parce qu’on les encourage à faire des profits tout en leur interdisant de facturer les services aux prix du marché. Les hôpitaux présentent alors la facture au gouvernement. Quand cette situation se répète, cela équivaut à une sorte de nationalisation inavouée, mais sans les avantages d’un contrôle par l’Etat.

Les gouvernements délèguent de plus en plus leurs responsabilités à des entreprises privées qui offrent de gérer ces affaires bien mieux que l’Etat et à moindre coût. Au XVIIIe siècle, on appelait cela le fermage. Comme les gouvernements n’avaient souvent pas les moyens de collecter les impôts, ils incitaient des particuliers à le faire à leur place. Les fermiers généraux étaient libres – une fois qu’ils avaient payé la somme convenue – de lever l’impôt et de garder l’argent. En France, après la chute de la monarchie, tout le monde a reconnu l’inefficacité de ce système. D’abord, il discrédite l’Etat, qui est représenté par un avide profiteur. Ensuite, il génère beaucoup moins de recettes qu’un système fiscal correctement administré. Enfin, il provoque la colère des contribuables.

Nous assistons aujourd’hui à un retour au XVIIIe siècle : en dépouillant l’Etat de ses responsabilités et de ses prérogatives, nous avons sapé sa réputation. Rares sont ceux au Royaume-Uni qui continuent de croire à ce que l’on appelait naguère la “mission de service public” : le devoir de fournir certains biens et services pour la seule raison qu’ils servent l’intérêt général. Un gouvernement qui reconnaît n’avoir aucune envie d’assumer de telles responsabilités abandonne les attributs fondateurs de l’Etat moderne.

La guerre de tous contre tous

C’est ainsi que l’on vide la société de sa substance. Une personne qui a besoin de toucher des indemnités de chômage, de se faire soigner, de bénéficier de prestations sociales ou de tout autre service officiellement offert aux citoyens ne va plus spontanément s’adresser à l’Etat. Le service dont elle a besoin est désormais “livré” par un intermédiaire privé. Seules l’autorité et la soumission relient désormais le citoyen à l’Etat.

Toute société qui détruit la structure de l’Etat sera rapidement“dissoute dans la poudre et la poussière de l’individualité”, écrit Edmund Burke [philosophe irlandais] dans Réflexions sur la Révolution de France [en 1790]. En dépeçant les services publics et en les réduisant à un réseau de fournisseurs privés venant prélever la dîme, nous avons commencé à démanteler la structure de l’Etat. Quant à cette poudre et à cette poussière de l’individualité, elle n’est pas sans rappeler la guerre de tous contre tous décrite par Thomas Hobbes [le philosophe anglais] où la vie redevient solitaire, pauvre et vraiment horrible. La gauche n’a pas réagi efficacement à la crise financière de 2008 – et, plus généralement, au désengagement de l’Etat au profit du marché tel qu’on l’observe depuis une trentaine d’années. Privés de discours fédérateur, les sociaux-démocrates et leurs amis progressistes sont sur la défensive depuis une génération : ils passent leur temps à s’excuser de leurs propres politiques et ne sont guère convaincants lorsqu’ils critiquent leurs opposants. Même quand leurs programmes séduisent l’électorat, ils ont du mal à se défendre des accusations de laxisme budgétaire ou de dirigisme étatique.

Alors, que faire ? Quel langage la gauche peut-elle tenir pour expliquer et justifier ses objectifs ? Il n’y a plus de place pour une grande théorie universelle à l’ancienne. On ne peut pas non plus se replier sur la religion. Mais, même si nous admettons que la vie n’est pas tendue vers un but supérieur, nous devons donner à nos actions un sens qui les transcende. Affirmer que quelque chose est ou n’est pas dans notre intérêt matériel, voilà qui ne suffira pas, le plus souvent, à la plupart d’entre nous.

Qu’est-ce qui nous paraît faire défaut dans le capitalisme financier débridé, ou la “société commerciale”, comme on l’appelait au XVIIIe siècle ? Que jugeons-nous instinctivement imparfait dans nos sociétés et que pouvons-nous faire pour y remédier ? Qu’avons-nous perdu ? Parmi tous les buts contradictoires, et en partie conciliables, que nous pourrions nous fixer, la réduction des inégalités est une priorité absolue. Lorsque les inégalités s’installent, tous les autres buts souhaitables deviennent difficiles à atteindre. A cet égard, une critique progressiste du monde doit porter d’abord et avant tout sur l’inégalité d’accès aux ressources de toutes sortes – depuis les droits jusqu’à l’eau. Mais les inégalités ne sont pas seulement un problème technique. Elles révèlent et exacerbent l’affaiblissement de la cohésion sociale – le sentiment de vivre dans des communautés cloisonnées qui ont pour principale raison d’être l’exclusion des autres (moins fortunés que nous) et la préservation de nos avantages pour nous et nos familles. Telle est la pathologie de notre époque, et c’est la plus grande menace qui plane sur la santé de n’importe quelle démocratie.

Si nous persistons dans ces inégalités absurdes, nous finirons par perdre tout esprit de fraternité. Or la fraternité, malgré sa niaiserie en tant qu’objectif politique, s’avère être la condition nécessaire de la politique elle-même. On sait depuis longtemps que tout groupe humain repose sur le sentiment, transmis à travers les générations, d’un avenir commun et d’une dépendance mutuelle. L’inégalité n’est pas seulement gênante moralement, elle est aussi inefficace.

Repenser l’Etat

Nous devrions davantage nous préoccuper de ce que peuvent faire les Etats. Le succès des économies semi-dirigées des cinquante dernières années a conduit une jeune génération à considérer la stabilité comme allant de soi et à exiger qu’on élimine ces “obstacles” que constituent les impôts, les réglementations, et plus généralement toute forme d’intervention de l’Etat.

Mais seuls les pouvoirs publics peuvent répondre, à l’échelle voulue, aux problèmes que pose la concurrence mondialisée. De tels problèmes ne peuvent pas être compris, et encore moins traités et résolus, par une seule entreprise privée ou un seul secteur. Ce n’est pas un hasard si les réformateurs de la fin du règne de Victoria et leurs successeurs progressistes du XXe siècle se sont tournés vers l’Etat pour remédier aux défauts du marché. Ce qu’on ne pouvait pas s’attendre à voir naître “naturellement” – puisque c’est le fonctionnement naturel du marché qui a créé la “question sociale” – devait être planifié, administré et, si nécessaire, imposé d’en haut.

Nous sommes confrontés à un dilemme comparable aujourd’hui. Les excès des marchés financiers ont contraint l’Etat à intervenir partout. Mais, depuis 1989 [et la fin du communisme d’Etat], nous nous félicitons de la défaite finale de l’Etat tout-puissant, si bien que nous sommes mal placés pour nous convaincre de la nécessité de son intervention.

Nous devons apprendre à repenser l’Etat. Comment, face à un mythe puissant, négatif, redéfinir et décrire son rôle ? Pour commencer, nous devons reconnaître, plus que la gauche n’a été prête à le concéder, le vrai tort qu’ont causé – et que pourraient encore causer – des souverains tout-puissants. Cela soulève deux questions préoccupantes.

La première est celle de la coercition. La liberté politique ne consiste pas à être abandonné par l’Etat : aucune administration étatique moderne ne peut négliger entièrement ses citoyens. La liberté consiste plutôt à conserver notre droit d’être en désaccord avec les objectifs de l’Etat et d’exprimer nos objections et nos aspirations sans crainte de représailles. C’est plus compliqué que ça n’en a l’air : même les Etats les mieux intentionnés n’apprécient pas forcément que des entreprises, des communautés ou des individus aillent à l’encontre des désirs de la majorité. L’efficacité ne devrait pas être invoquée pour justifier des inégalités criantes ; elle ne devrait pas non plus être mise en avant pour étouffer les opinions divergentes au nom de la justice sociale. Mieux vaut être libre que de vivre dans un Etat efficace, de quelque couleur politique qu’il soit, si son efficacité est à ce prix. La deuxième objection que l’on oppose à l’idée de l’intervention de l’Etat, c’est que le pouvoir peut se tromper. Le sociologue américain James Scott a écrit avec sagesse sur les avantages de ce qu’il appelle la “connaissance locale”. Plus une société est bigarrée et complexe, plus on court le risque que ceux qui se trouvent à son sommet ignorent les réalités de ceux d’en bas.

Les efforts de tout un siècle

Notre première mission est de rappeler les accomplissements du XXe siècle. Si nous nous précipitions pour les démanteler, cela ne serait pas sans conséquence. C’est peut-être moins enthousiasmant que de planifier de grandes aventures radicales. Mais, comme l’a remarqué le philosophe politique John Dunn [britannique], le passé est un peu mieux éclairé que le futur : nous le voyons plus nettement.

N’y allons pas par quatre chemins, la gauche a quelque chose à conserver. Et pourquoi pas ? En un sens, le radicalisme a toujours été lié à la défense d’acquis de valeur : la colère des radicaux du XIXe siècle en France et en Grande-Bretagne était alimentée par la croyance que la vie économique était régie par des règles morales et que celles-ci étaient foulées aux pieds par le monde nouveau du capitalisme industriel. C’est cette sensation de perte – et le sentiment révolutionnaire qu’elle a attisé – qui a insufflé leur énergie politique aux premiers socialistes.

Nous considérons comme acquis les institutions, les lois, les services et les droits que nous avons hérités de la grande époque des réformes du XXe siècle. Il est temps de se souvenir que, en 1929 encore, tout cela était tout à fait inconcevable. Nous sommes les heureux bénéficiaires d’une transformation dont l’échelle et l’impact furent sans précédent. Il y a donc beaucoup à défendre.

Ce sont les partisans doctrinaires de l’économie de marché qui, depuis deux cents ans, épousent l’idée, d’un optimisme inébranlable, que tout changement économique ne peut être que profitable. C’est la droite qui a hérité de l’ambitieuse pulsion moderniste en faveur de la destruction et de l’innovation au nom d’un projet universel. De la guerre en Irak jusqu’au désir unilatéral de démanteler l’éducation publique et les services de santé, en passant par le projet de déréglementation financière qu’elle poursuit depuis des décennies, la droite politique – de Thatcher et Reagan à Bush, Blair et Brown – a renoncé à cette association entre conservatisme politique et modération sociale qui l’avait si bien servie.

S’il est vrai, comme le souligna le philosophe britannique Bernard Williams [1929-2003], que la tolérance n’est jamais si bien défendue que par “les maux manifestes de son absence”, on pourrait en dire à peu près autant de la social-démocratie et de l’Etat providence. Les jeunes peinent à comprendre à quoi ressemblait exactement la vie sans ces deux éléments. Mais, si nous ne pouvons nous hisser au niveau d’un discours justificateur – si la volonté de théoriser nos meilleurs instincts nous fait défaut –, alors au moins souvenons-nous de ce qu’il en coûte de s’en détourner, comme l’Histoire l’a démontré.

Tout ce que nous pouvons espérer de mieux, ce sont des améliorations minimes de conditions insatisfaisantes. Et nous ne devrions sans doute pas tendre vers autre chose. D’autres ont passé les trente dernières années à les détruire et à les déstabiliser méthodiquement : cela devrait réellement nous mettre en colère.

Tirer un trait sur les efforts de tout un siècle, c’est trahir ceux qui nous ont précédés, ainsi que les générations à venir. Il serait plaisant – mais trompeur – de promettre que la social-démocratie représente l’avenir que nous nous dépeignons en tant que monde idéal. Ce serait revenir aux contes de fées, aujourd’hui discrédités. La social-démocratie ne représente pas un futur idéal ; elle ne représente même pas un passé idéal. Mais elle vaut mieux que toutes les autres possibilités qui s’offrent à nous aujourd’hui.

Pouvons-nous encore nous permettre des programmes de retraite universelle, des allocations-chômage, des arts subventionnés, une éducation supérieure bon marché, ou ces prestations et ces services sont-ils désormais trop coûteux à maintenir ? Un système de protections et de garanties “du berceau au tombeau” est-il plus “utile” qu’une société mue par l’économie de marché où le rôle de l’Etat est limité au minimum ?

La ‘mystique’ du socialisme

La réponse dépend du sens que nous donnons au mot “utile” : quelle sorte de société voulons-nous et quelle sorte d’arrangements sommes-nous prêts à conclure pour lui donner naissance ? La question de l’“utilité” doit être repensée. Si nous nous cantonnons aux problèmes d’efficacité et de productivité économiques en ignorant les considérations éthiques et toute référence à des objectifs sociaux plus généraux, nous ne pouvons espérer y répondre. Trop longtemps la gauche a été fascinée par les romantiques du XIXe siècle, trop impatients de rejeter l’ancien monde et de nous offrir une critique radicale de tout ce qui existait. Une critique de cet ordre est peut-être la condition nécessaire à un changement en profondeur, mais elle peut nous pousser à nous fourvoyer dangereusement. Au XIXe siècle, l’Histoire a pesé inconfortablement sur les épaules d’une génération avide de changement. Les institutions du passé étaient un obstacle. Aujourd’hui, nous avons de bonnes raisons de penser différemment. Nous devons à nos enfants un monde meilleur que celui dont nous avons hérité. Mais nous devons aussi quelque chose à ceux qui sont passés avant nous.

Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire de réduire la social-démocratie à la préservation des institutions utiles, dans le but de se défendre contre d’autres options plus néfastes. Le langage de la politique traditionnelle suffit à saisir l’essentiel de ce qui va mal dans notre monde : nous sommes intuitivement familiers des questions d’injustice, d’iniquité, d’inégalité et d’immoralité – nous avons simplement oublié comment en parler.

“Ce qui amène le commun des hommes au socialisme, ce qui fait qu’ils sont disposés à risquer leur peau pour lui, la ‘mystique’du socialisme, c’est l’idée d’égalité”, a écrit George Orwell. C’est encore le cas aujourd’hui. C’est l’inégalité croissante, dans et entre les sociétés, qui engendre tant de pathologies sociales. Les sociétés où règne une iniquité monstrueuse sont également des sociétés instables. Elles souffrent de divisions et accouchent tôt ou tard de conflits – dont les résultats sont rarement démocratiques. En tant que citoyens d’une société libre, nous avons le devoir de porter sur notre monde un regard critique. Mais cela ne suffit pas. Si nous pensons savoir ce qui ne va pas, nous devons agir en nous fondant sur cette connaissance. Les philosophes, dit une réflexion célèbre [de Karl Marx], n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières. Or, ce qui importe, c’est de le transformer.

HOMMAGE Tony Judt, 1948-2010

Le texte que nous publions dans ces pages est l’un des derniers de l’historien et intellectuel britannique. Tony Judt est décédé le 6 août dernier, à 62 ans, des suites de la sclérose latérale amyotrophique (maladie de Charcot), dont il souffrait depuis 2008. Après des études à Cambridge et à l’Ecole normale supérieure, il s’était installé aux Etats-Unis.
Tony Judt avait commencé sa carrière en tant qu’historien du socialisme français. Universitaire respecté – il dirigeait depuis 1995 l’Institut Remarque d’études européennes à la New York University (NYU) –, il s’était fait connaître du grand public par ses articles incisifs publiés dans les grands magazines anglo-saxons. Défenseur du sionisme dans sa jeunesse, Judt avait ensuite révisé sa position. En 2003, il s’était engagé dans le débat israélo-palestinien dans les pages de la New YorkReview of Books, dont il était l’un des contributeurs incontournables. Son plaidoyer courageux pour un Etat binational, laïc, dans lequel Juifs et Arabes vivraient ensemble lui avait valu de nombreuses critiques.
Mais ce n’est pas ce débat-là que Judt a voulu léguer en héritage. Il se souciait du lien social dans les sociétés contemporaines. Si l’importance du modèle européen de l’Etat providence traversait déjà son principal ouvrage d’historien, paru en français sous le titre Après-guerre : Une histoire de l’Europe depuis 1945 (éd. Hachette, coll. Pluriel, 2009), il lui a depuis consacré un livre-manifeste. Véritable “testament intellectuel”, Ill Fares the Land, paru en mars 2010 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, est une défense de l’héritage de la social-démocratie contre ses détracteurs. Il paraîtra en français aux éditions Héloïse d’Ormesson en 2011. A paraître également chez le même éditeur le 7 octobre : Retour sur le XXe siècle, un recueil d’articles de Tony Judt, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat et Sylvie Taussig.

 

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article