Entre souveraineté et démagogie, le référendum est un outil parfois ambigu
Tandis que la théorie politique réfléchit aux possibilités de ranimer la démocratie par diverses expériences " participatives " et " délibératives ", et alors qu'un véritable " fantasme suisse " hante le débat, la question se pose de savoir si les consultations populaires directes favorisent ou non la démocratie. Question complexe, dans laquelle se dévoile l'identité trouble de la démocratie : avec la tentation de la consultation directe, non seulement celle-ci se trouve dans l'obligation d'affronter une de ses contradictions intrinsèques, mais encore elle se voit peut-être forcée d'assumer son incapacité structurelle à la surmonter.
Les consultations peuvent être de plusieurs sortes : leur forme varient en fonction de leur cadre (territorial, national, communautaire), de leur objet (il peut concerner la Constitution, la politique de l'exécutif ou une question d'intérêt général) et de qui en prend l'initiative (puisqu'elles peuvent par exemple être gouvernementales, législatives, présidentielles, ou même, en Suisse justement, populaires).
Cependant, l'ambiguïté est toujours présente : ainsi le référendum, sorte de cas d'espèce des consultations pratiquées en France, tire son origine des sources du pouvoir constituant durant la période révolutionnaire, mais il a régulièrement été mis en oeuvre au sein de projets politiques populistes et autoritaires.
Pour s'en tenir à la France, le Consulat et le Premier Empire se sont affermis grâce à ce type de dispositions, Napoléon III s'est imposé de la même manière en 1851 et 1852, enfin, en 1888, le général Boulanger se montrait favorable à la réforme des institutions républicaines dans le sen d'une part plus grande accordée à la pratique référendaire.
Plus fâcheux encore, en élargissant la perspective aux autres nations européennes, entre 1934 et 1938, Hitler en a successivement organisé quatre, symbole d'un rapport au pouvoir typique des régimes autoritaires des années 1930. On comprend sans peine l'opposition de la pensée républicaine à l'égard de telles dispositions ; l'aspect plébiscitaire des consultations les rend suspectes de démagogie.
Mais, en France, il y a eu le " moment de Gaulle " : l'instigateur de la Constitution de 1958 n'a jamais caché sa volonté de considérer le référendum comme un véritable " acte du peuple ", dont il estimait qu'il constituait, en tant que source de la souveraineté nationale, le pendant obligé de la représentation. D'où le célèbre article 3 de la Constitution (" La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum "), et les articles 11 et 89, puis 72 et 73, enfin 88-5, qui ont construit le cadre d'une expression populaire multiple, en rupture avec l'exclusivité de l'exercice de la souveraineté par les élus, formule typique du régime français depuis 1871.
Conçu comme le moyen d'offrir à chaque citoyen la possibilité d'exprimer librement son sentiment, même s'il ne correspond pas à l'avis de ses représentants ni à celui qui était le sien lorsqu'il a désigné ces derniers, le référendum était entendu comme le moyen d'une " démocratie continue " au sein même des institutions nationales (selon une formule de Léo Hamon).
Belle perspective, qui toutefois cache mal les limites de la pratique référendaire. Première limite : la consultation porte sur des questions sur lesquelles s'exprime le peuple, et par là elle produit un effet de décision populaire univoque - mais sans certitude quant au fond de la question tranchée (combien de participants au référendum de 1992 ont effectivement lu le traité de Maastricht et l'ont accepté en connaissance de cause ? Et combien encore parmi ceux qui ont refusé le projet de traité établissant une Constitution pour l'Europe de 2005 ?).
Ainsi, dans ses succès mêmes, la pratique référendaire accrédite les critiques qui voient dans la démocratie " le gouvernement de l'opinion " : peu d'idées claires et distinctes, beaucoup de bruit et de fureur. Seconde limite : nulle consultation populaire ne saurait produire à elle seule un réel effet de politisation.
Plusieurs aspects essentiels font défaut : la consultation ne produit pas cette montée en généralité nécessaire à la conscience politique, et, même quand elle est réelle, l'appropriation civique de la question posée ne débouche que difficilement sur une authentique responsabilisation collective. La consultation ne crée pas les conditions d'une conversation civile durable et demeure pauvre du point de vue de la culture de participation.
Les diverses fonctions possibles de la pratique référendaire permettent toutefois d'apercevoir une autre dimension de la question. Le référendum revêt en effet souvent une fonction légitimatrice (puisque les élus de l'exécutif peuvent espérer renforcer leur légitimité dans la clameur favorable de la vox populi - quoique le " vote de confiance " puisse aisément se retourner contre son instigateur, ainsi de Gaulle en 1969) ; il peut aussi faire office de contre-pouvoir ou encore d'arbitrage entre institutions de l'Etat.
De cette variété se dégage son aspect fondamentalement politique. Potentiellement surprenant et dangereux pour son instigateur même, le référendum est capable de " faire surgir l'inimaginable " (ainsi a-t-on qualifié l'effet du référendum du 29 mai 2005). Il introduit dans la vie politique tout à la fois de l'incertitude et du risque ; on pourrait dire qu'il tient dans ce jeu le rôle d'une variable incontrôlable. Selon une analyse classique du politologue Jean-Luc Parodi, il faut comprendre le " triangle référendaire " grâce aux trois termes que sont l'initiative, l'objet de la consultation et la conjoncture dans laquelle elle a lieu.
Or celle-ci apparaît comme reine, dès qu'on se livre à une analyse plus fine des résultats vis-à-vis de leur contexte, et cette constante souffre fort peu d'exceptions, d'autant plus si on l'examine en fonction du rapport qui existe entre le taux de participation et la " personnalisation " de la consultation : immanquablement, ce taux s'avère faible lorsque la question de confiance n'est pas engagée.
De la sorte, nous sommes conduits à affirmer que les consultations populaires directes ont ceci d'irremplaçable pour la démocratie - entendue comme le régime issu du " libéralisme politique " né au XVIIe siècle - qu'elles suscitent au coeur d'un dispositif constitutionnel visant la pacification des différends quelque chose de tout à fait contradictoire avec ce but : à savoir, un effet de mobilisation du thumos. Par ce terme, les anciens Grecs (Homère et Platon notamment) désignaient l'énergie individuelle et collective, susceptible de se décliner sur les modes variés du courage à la guerre, de la colère populaire, ou encore de l'impétuosité dans le comportement civique.
Héritier républicain de cette ancestrale tradition, Machiavel réfléchit la grandeur de la République romaine en termes de conduites empreintes de " férocité " et évoque les " tumultes " favorables à la liberté. Les consultations oeuvrent à une politisation par le thumos : dans nos sociétés pacifiées, où la violence apparaît facilement comme l'apanage de la barbarie et qui sont soumises à un esprit assurantiel dans la gestion des risques, elles offrent l'opportunité de réveiller nos passions publiques les plus difficiles à contenir.
C'est donc justement leur caractère inconciliable avec les moeurs policées du système parlementaire qui les rend intéressantes pour la démocratie - et, ainsi, la contradiction de ce type de régime apparaît, insurmontable. Un tel mérite semble toutefois ambigu : l'augmentation constante du nombre de consultations au cours du dernier siècle sanctionne-t-elle une authentique politisation par le thumos, ou bien signale-t-elle que ce dernier, en voie d'être dompté, devient un élément de folklore dans le cadre d'une rhétorique républicaine désormais à peu près creuse ? p
Thierry Ménissier
Maître de conférences de philosophie politique à l'université de Grenoble Auteur de " Machiavel ou la politique
du centaure " (éd. Hermann, 548 pages, 42 euros).