CAMBRIDGE – La balance commerciale chinoise est à nouveau largement excédentaire cette année, alors que les incertitudes qui pèsent sur le redémarrage de l'économie américaine vont croissantes. On peut en déduire que les pressions sur la Chine redoubleront pour qu'elle apprécie fortement sa devise. Le conflit avec les USA pourrait atteindre un point critique ce mois-ci, lors des auditions au Congrès portant sur le renminbi. De nombreuses voix s'élèveront pour demander au gouvernement américain de prendre des sanctions contre la Chine si elle ne faisait rien.
Les discussions sur l renminbi portent sur la nécessité de réduire le surplus commercial chinois et de corriger les déséquilibres macroéconomiques qui affectent l'ensemble de la planète. Avec une devise moins compétitive, beaucoup d'analystes espèrent que la Chine exportera moins et importera plus, ce qui favorisera le redémarrage de l'économie aux USA et ailleurs.
Dans ce débat, on considère essentiellement le renminbi comme un problème sino-américain et l'on ne prend guère en compte l'intérêt des pays pauvres, même lors des forums multilatéraux. Pourtant un renminbi nettement plus fort serait lourd de conséquences pour les pays en développement. Quant à savoir s'ils y gagneraient ou s'ils y perdraient, les avis divergent.
D'un coté on trouve Arvind Subramanian de l'Institut Peterson et du Center for Global Development. Il estime que les pays en développement ont énormément souffert de la politique chinoise de sous-évaluation du renminbi, ce qui les empêche de concurrencer les produits chinois sur les marchés internationaux, retarde leur industrialisation et les empêche de progresser.
Si le renminbi montait, les pays pauvres seraient plus compétitifs à l'exportation et leur économie en meilleure position pour bénéficier de la mondialisation. Aussi, selon Subramanian, ils devraient faire cause commune avec les USA et les autres pays avancés pour faire pression sur la Chine afin qu'elle adopte une autre politique de taux de change.
De l'autre coté, on trouve Helmut Reisen et ses collègues du Centre de développement de l'OCDE. Ils pensent qu'une forte hausse du renminbi aurait des conséquences négatives pour les pays en développement, notamment les plus pauvres d'entre eux. D'après eux, l'appréciation de la devise chinoise freinerait la croissance de la Chine, ce qui ne présagerait rien de bon pour les autres pays pauvres.
Leur conclusion s'appuie sur un travail empirique qui suggère que la croissance des pays en développement est de plus en plus dépendante de l'économie chinoise. Ils pensent qu'un ralentissement d'un point du taux de croissance annuel de la Chine se traduirait par une réduction de 0,3 point de celui des pays pauvres, presque le tiers.
Pour comprendre ces points de vue contradictoires, regardons en arrière et examinons quels sont les principaux paramètres dont dépend la croissance. Si on laisse de coté les détails, le débat se réduit à une question fondamentale : quel est le meilleur modèle de croissance à long terme pour les pays pauvres ?
Historiquement, les pays pauvres ont souvent adopté le modèle de "débouchés pour les surplus" (vent-for-surplus) qui suppose d'exporter des produits primaires ou des ressources naturelles telles que denrées agricoles ou minéraux.
C'est comme cela que l'Argentine au 19° siècle et les pays pétroliers lors des 40 dernières années se sont enrichis. La croissance rapide que beaucoup de pays en développement ont connu avant la crise était en grande partie due à ce modèle. Les pays de l'Afrique sub-saharienne entre autres ont progressé grâce à la demande croissante pour leurs ressources naturelles, notamment de la part de la Chine.
Mais ce modèle présente deux gros défauts qui le discréditent. D'une part il suppose une demande extérieure en croissance rapide. Quand ce n'est pas le cas, le prix des produits des pays en développement chute, ce qui entraîne souvent une longue crise intérieure. D'autre part, il n'incite pas à une diversification économique. Les économies basées sur ce modèle sont trop spécialisées, car la production des biens primaires qu'elles exportent n'offre pas beaucoup de perspectives de croissance.
Le problème central du développement économique n'est pas la demande extérieure, mais quand il le faut un changement structurel sur le plan intérieur. Or les pays pauvres ne misent pas sur les bons produits. Ils doivent passer de la production traditionnelle de produits primaires à des activités plus rentables, notamment les produits manufacturés et les services modernes.
Dans ce contexte le taux de change joue un rôle primordial, car de lui dépend la compétitivité et la rentabilité d'activités modernes susceptibles de réussir sur les marchés. Si les pays en développement sont contraints d'apprécier leurs devises, la création d'entreprises et les investissements dans ces activités sont déprimés. La politique de taux de change chinoise a pour effet non seulement de miner la compétitivité des pays africains et des autres pays pauvres, mais aussi de casser leurs principaux moteurs de croissance. Au mieux ces pays retirent du mercantilisme chinois une croissance momentanée et peu prometteuse.
Evitons cependant de trop critiquer la Chine et souvenons-nous qu'il n'est guère possible d'empêcher les pays en développement de l'imiter. Eux aussi auraient pu recourir davantage à leur taux de change pour stimuler leur industrialisation et favoriser leur croissance. Il est vrai que tous les pays de la planète ne peuvent dévaluer simultanément leur devise. Mais les pays pauvres auraient pu faire peser le fardeau sur les pays riches, là où il devrait être en toute logique économique.
En réalité, trop de pays en développement ont laissé leur devise s'apprécier au-delà de ce qu'il aurait fallu, comptant sur une croissance de la demande en matières premières et l'arrivée de capitaux. Par contre, ils ont insuffisamment appliqué une politique industrielle qui pourrait servir de substitut à une sous-évaluation de leur devise.
A la lumière de ces constatations, ne reprochons pas à la Chine d'agir en fonction de ses intérêts économiques, même si cela pousse d'autres pays sur la voie d'une politique monétaire mal inspirée.
Dani Rodrik est professeur d’économie politique à la John F. Kennedy School of Government de l’université d’Harvard. Il a écrit un livre intitulé One Economics, Many Recipes: Globalization, Institutions, and Economic Growth.
Copyright: Project Syndicate, 2010.