Pour beaucoup, les temps sont rudes. Pour les classes moyennes, les Irlandais, les Islandais, les retraités, les futurs retraités, les Grecs, les locataires, les jeunes, les vieux, les Espagnols, les cheminots, les usagers des transports en commun. Mais aussi pour les champions de l'arnaque financière. Comme on dit volontiers dans les cours de lycée, " ils prennent cher ".
Et même très cher : 4,9 milliards d'euros de dommages et intérêts et cinq ans de prison, dont trois ferme, pour le plus grand rogue trader de l'histoire, Jérôme Kerviel. Il y a un peu plus d'un an, Bernard Madoff, l'auteur de la plus diabolique et de la plus gigantesque escroquerie jamais conçue par un être humain, avait pour sa part écopé de 150 ans de prison, ce qui n'est guère plus réaliste que 4,9 milliards à rembourser.
Courrier international nous a donné cet été des nouvelles de la vie de " Bernie ", avec la traduction d'un long article de Steve Fishman, paru dans le New York Magazine. Après le gratin de la finance américaine et mondiale, ce sont maintenant les plus grands noms de la délinquance internationale que Madoff fréquente dans sa prison de Butner, en Caroline du Nord : l'agent double Jonathan Pollard, le mafioso Carmine Persico, le narcotrafiquant Shannon Hay, le cheikh aveugle Omar Ahamad-Rahman, impliqué dans l'attentat de 1993 contre le World Trade Center. Cela change, évidemment, de la compagnie des gestionnaires des plus grandes fortunes mondiales, d'un Patrice de Maistre, pour n'en citer qu'un au hasard.
Visiblement, l'ego du bonhomme, démesuré, et son orgueil, qui ne l'est pas moins, n'ont pas trop souffert, entretenus par l'admiration que les autres prisonniers lui vouent en raison de l'énormité du " coup " qu'il a réalisé.
Un codétenu a raconté au journaliste comment il regardait un jour avec Madoff une émission de télé consacrée à l'escroquerie du financier : " "Bernie, tu leur as pris des millions", je lui ai dit. "Non, des milliards", qu'il m'a répondu". " L'article est d'ailleurs illustré, dans la même veine, d'un dessin humoristique où l'on voit Madoff, en pyjama rayé, discutant avec un autre prisonnier qui, bravache, lui lance : " Moi j'ai braqué une banque, et toi ? " " Moi, toutes ! "
" Bernie ", qui fait partie du " gang des perpètes " ne vit, selon les témoignages recueillis auprès des autres prisonniers, pas trop mal sa nouvelle existence, pas trop mal sa chute libre de l'échelle sociale et le déménagement de son immense loft dans Manhattan pour une cellule de sept mètres carré. S'étant vu refuser un poste de jardinier, il est affecté à l'entretien, avec seau, pelle et balai, de la cafétéria de la prison, rémunéré 14 cents l'heure. Tout juste de quoi s'offrir des macaronis au fromage (60 cents), son plat favori, et une canette de Coca light (45 cents la canette), sa boisson préférée. Mais laissons " Bernie " à ses souvenirs de grandeur et de gloire, de luxe et espérons-le de volupté, et à son présent d'homme de ménage, car la cafétéria de la prison de Butner va bientôt ouvrir.
Revenons en France, et à notre Jérôme Kerviel national, héros de la blogosphère, cauchemar de la Société générale et désespoir du barreau de Paris.
Comme tout a été dit, redit, et reredit depuis le verdict du tribunal correctionnel de Paris, on ne sait pas trop quoi ajouter. Sauf à avouer notre trouble : pas devant le verdict lui-même (sans doute n'avons-nous pas l'âme assez poujadiste), mais devant le mystère toujours entier de cette affaire.
A savoir qu'on n'a toujours pas la moindre idée du pourquoi du comment. Qu'on ignore toujours ce qui a pu se passer dans la tête de Jérôme Kerviel pour qu'il se lance un jour dans cette aventure autodestructrice et dans ce pari perdu d'avance. Qu'on se demande encore où il a pu trouver l'énergie physique et mentale pour vivre, pendant des mois et des mois, comme si de rien n'était. Comment il a pu résister à la pression psychologique inouïe de savoir qu'à cause de l'ampleur de ses positions cachées sur les marchés, il pouvait à tout instant provoquer la faillite de sa banque et mettre au chômage 140 000 personnes. Il y a là quelque chose d'extraordinaire, d'admirable, allions nous dire, autant qu'a pu l'être sa créativité géniale pour déjouer les systèmes de contrôle.
L'expert psychologue commis par le juge d'instruction a eu beau dire que l'ex-trader " présente une personnalité équilibrée ", on se dit quand même qu'il y a quelque chose de sacrément " allumé " chez le prétendu " lampiste ".
Puisque pas plus les policiers de la brigade financière que les juges Renaud van Ruymbeke et Françoise Desset, le président du tribunal Dominique Pauthe, ses avocats, anciens chefs ou collègues ne sont parvenus à résoudre cette énigme psychologique, peut-être faut-il aller chercher dans la littérature quelques pistes.
Par exemple dans Cendrillon (Stock, 2007), roman publié quelques mois avant que n'éclate l'affaire et dont l'un des héros, Laurent Dahl, présente des " similitudes troublantes ", selon son auteur Eric Reinardt, avec Jérôme Kerviel. Tous deux sont issus des classes moyennes provinciales, avec des rêves d'argent qui coule et de revanche sociale, tous deux sont diplômés d'écoles de second rang, tous deux sont d'abord relégués, dans la banque, au middle-office, " un travail mécanique, un travail avilissant, un travail de secrétaire " où ils sont tous les deux quotidiennement humiliés par les traders stars, sortis de l'X ou de Centrale. Tous les deux, enfin, deviennent par la suite traders, Jérôme Kerviel on sait où, Laurent Dahl à Londres dans un hedge fund, qui va faire faillite à la suite de prises de risques insensées et frauduleuses.
On peut aussi lire ou relire Le Joueur, aller au casino de Roulettenbourg avec Dostoïevski.
" Je suis sûr que c'était, pour moitié, de la gloriole : j'avais envie d'étonner les spectateurs par un risque dément, et - une impression étrange - je me souviens très bien que je fus soudain réellement envahi par une soif de risque démentielle. Peut-être, après être passée par tant se sensations, l'âme ne parvient-elle plus à se rassasier, elle ne fait que s'exciter toujours plus fort, elle a besoin de sensations nouvelles, plus fortes, toujours plus fortes, jusqu'à l'épuisement final. Et, je ne mens pas, si les règles du jeu avaient permis de miser cinquante mille florins d'un coup, je les aurais certainement misés. On criait autour de moi que j'étais fou. "
Ça ne vous rappelle rien ?
Pierre-Antoine Delhommais