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Expliquer la finance et l'économie par un praticien. Participer a la compréhension d'une matière d'abord difficile mais essentielle pour le citoyen.

Mesures d'âge et de justice : le faux dilemme

Mesures d'âge et de justice : le faux dilemme

 

On a coutume de dire que nous gagnons chaque année, les deux sexes réunis, trois mois d'espérance de vie. Il revient au même de dire que nous en gagnons chaque jour six heures. A s'en tenir à la survie après 35 ans, l'espérance de vie progresse en France depuis les années 1970 au rythme de cinq heures par jour. Source première du vieillissement démographique, cette mutation est un puissant moteur du changement social, qui ne varie pas en fonction des crises et des reprises économiques.

Comment imaginer qu'elle n'affecte pas le calendrier de la vie active, l'âge de la retraite et la solidarité entre générations ? D'autant que nos réserves d'espérance de vie sont loin de s'épuiser, comme l'a montré la canicule de 2003 : sans progrès médical notoire, il a suffi d'un surcroît d'attention envers les personnes âgées pour relancer la montée de l'espérance de vie à un niveau supérieur (15 000 décès " de trop ", suivis dès 2004 de 35 000 décès en moins).

Une difficulté majeure du débat sur les retraites est que ce progrès inéluctable reste marqué par les inégalités sociales. Mais si des mesures de justice s'imposent pour les compenser, cela n'abolit pas le constat du premier ordre sur la poussée générale de l'espérance de vie : il appelle forcément des " mesures d'âge ".

Revenons aux faits, en rappelant d'abord que l'analyse du lien entre catégorie sociale et mortalité exige des années de recul. Les derniers bilans de l'Insee couvrent la période 1991-1999 (une estimation poussée jusqu'en 2003 prolonge la tendance, mais elle attend encore confirmation). De plus, faute d'effectifs suffisants, on ne peut resserrer les calculs d'espérance de vie sur les métiers les plus pénibles : il faut se contenter d'opérer par catégorie sociale, une entité trop large pour justifier que l'on traite tous ses membres à l'identique. Ces réserves faites, les études disponibles (" Insee-première ", de juin 2005, " Population et sociétés ", bulletin de l'INED de janvier 2008) confirment, s'il en était besoin, que les catégories de salariés les plus modestes vivent à la fois en moins bonne santé et moins longtemps.

Chez les hommes, l'espérance de vie des cadres après 35 ans dépasse de sept ans celle des ouvriers - sans atteindre toutefois celle des ouvrières, tant la longévité des femmes est supérieure. Au cours des années 1980 et 1990, l'écart a eu tendance à se creuser : les cadres ont gagné en quinze ans 4,5 ans d'espérance de vie, les ouvriers 3,5 (soit respectivement sept heures par jour contre cinq). D'après les données provisoires de 2003, l'écart se serait ensuite stabilisé.

Au total, la progression de l'espérance de vie selon le milieu social suit le schéma d'une translation vers le haut : si les inégalités persistent, la vie s'est bel et bien allongée pour tous les groupes. Ce n'est pas parce que les employés et les ouvriers ferment la marche qu'il faut nier l'amélioration de leur sort : gagner trois à quatre ans de vie en l'espace de quinze ans constitue pour eux une avancée sans précédent. Rappelons aussi que la pénibilité du travail n'explique qu'une partie des inégalités sociales de santé et de mortalité ; d'autres facteurs interviennent, comme les conditions de vie dans l'enfance, le mode de vie, la qualité du soutien familial et social, l'accès aux soins.

Certes, notre système de retraite se porterait mieux avec un meilleur taux d'emploi. Certes, il mérite une sérieuse refonte. Mais prétendre le réformer en modifiant tous les paramètres possibles excepté l'âge n'est pas tenable. On fait fi des données de base quand on prétend geler la durée de cotisation et l'âge légal du départ, alors que l'espérance de vie s'allonge de cinq heures par jour et ne cesse d'alourdir la charge des pensions sur les nouvelles générations. Je doute que cette position irréaliste tienne jusqu'à l'élection présidentielle de 2012.

Faut-il renoncer pour autant à compenser les inégalités sociales ? Nullement. Les mesures d'âge nécessitent des dérogations ou des dispositifs transitoires au nom du principe de solidarité, tout en sachant qu'aucune réforme des retraites ne suffira à corriger après coup l'ensemble des inégalités sociales de santé ou des inégalités de carrière entre hommes et femmes : c'est d'abord en amont qu'il y a lieu de les combattre.

Le problème est complexe mais, plutôt que de creuser un faux dilemme entre mesures d'âge et mesures de justice, mieux vaut travailler à les combiner. Le débat sur la réforme des retraites y gagnera en crédibilité.

François Héran

 

Directeur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED)

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