Les pays industrialisés commencent à être préoccupéspar leurs approvisionnements en métaux rares, dont la production est largement contrôlée par la Chine.
Leo Lewis | The Times
Le président bolivien, Evo Morales et son homologue sud-coréen, Lee Myung-Bak
Le 26 août, à Séoul, dans la somptueuse salle des banquets de la Maison Bleue, la résidence du président sud-coréen, Evo Morales a mis de côté son socialisme forcené pour profiter de l’hospitalité capitaliste dans toute sa splendeur. Le président de la Bolivie terminait une visite officielle pendant laquelle il avait pu glisser deux précieux documents dans sa serviette : un protocole d’accord fort généreux [portant sur le développement des réserves boliviennes de lithium] et un doctorat honoris causa décerné par l’une des plus prestigieuses universités coréennes. Pas mal du tout pour un ancien gardien de lamas qui a quitté l’école très tôt.
Pendant quarante-cinq ans, la Corée du Sud n’a prêté aucune attention à la misérable Bolivie. Mais le pays de M. Morales est particulièrement riche en lithium, et Séoul veut s’assurer que Samsung, Hundai, LG et autres géants industriels sud-coréens pourront poursuivre leurs activités.
Pas un gramme du précieux métal n’a encore quitté le salar d’Uyuni [sur les hauts plateaux boliviens], mais l’immense désert de sel renferme probablement suffisamment de lithium pour permettre à quiconque en aura obtenu l’accès de dominer le marché des batteries pour voitures électriques, ordinateurs portables et autres téléphones mobiles.
Evo Morales est l’un des premiers à avoir compris que le monde avait fondamentalement changé et que le pétrole n’était plus au cœur de la géopolitique des ressources. Selon plusieurs rapports publiés récemment, la pérennité de certaines industries n’est plus assurée. Le Japon, la Corée du Sud, l’Allemagne et d’autres pays à l’avant-garde des nouvelles technologies vont devoir se battre pour maintenir leur position. “Nous sommes en pleine guerre économique”, affirme le consultant Jack Lifton, qui fait autorité en matière de minéraux rares. “Ce monde où l’on pouvait tout acheter à bon prix n’existe plus. Il est grand temps que l’Occident se réveille. On y est incroyablement ignorant de ce qui se passe en amont de la filière.”
Même en Asie, où la croissance est plus visiblement tributaire de ces minéraux, la prise de conscience est récente. Le gouvernement sud-coréen vient d’annoncer qu’il allait puiser dans la Caisse nationale des retraites et dans les fonds souverains pour garantir l’approvisionnement du pays en métaux rares. Il envisage aussi de recentrer sa politique d’aide au développement sur des pays qui possèdent ces ressources.
Un rapport du Pentagone
La Corée du Sud n’est pas la seule à faire les yeux doux au président de la Bolivie : la Chine, le Japon, la Russie et la France lui font aussi une cour assidue. Et ce n’est qu’un début. Selon la Commission européenne, qui vient de dresser la liste de quatorze matières premières minérales critiques, ce nouveau “grand jeu” [référence à la rivalité coloniale qui a opposé la Russie à la Grande-Bretagne en Asie du Sud au cours du XIXe siècle] pourrait s’élargir au cobalt (batteries de téléphones portables), au palladium (dessalement de l’eau de mer), au spath-fluor (chimie) ou au magnésium (raffineries, cimenteries, aciéries…). De son côté, le ministère de la Défense américain doit publier courant septembre un rapport sur la dépendance de l’armée envers divers produits dont la Chine est l’unique fournisseur. Et une étude remise en mai dernier au gouvernement britannique juge probable que d’ici à 2015 Pékin interdira toutes les exportations de ces métaux – qui ont permis la révolution numérique et sans lesquels la plupart des technologies “vertes” seraient inopérantes. Comme se plaît à le souligner Gal Luft, directeur de l’Institute for the Analysis of Global Security à Washington [Institut pour l’analyse de la sécurité mondiale, un groupe de réflexion proche des néoconservateurs], la Chine contrôle 95 % de la production mondiale de métaux rares. Un peu partout dans le monde, prédit-il, la politique étrangère des gouvernements, définie au XXe siècle par le pétrole, sera bientôt dictée par les besoins en dysprosium, en cobalt et en platine. Le renforcement continu des restrictions imposées par la Chine sur ses exportations de terres rares – les quotas baisseront de 72 % d’ici à la fin de l’année – s’inscrit dans une tendance qui devrait bientôt se généraliser à d’autres matières premières. “Dès qu’il s’agit de ressources naturelles, il n’est plus question de marché libre, commente Gal Luft. La leçon à tirer par les Etats est qu’il leur faut diversifier les sources d’approvisionnement.”
Le problème des minéraux n’est pas cantonné au secteur des technologies de pointe. L’accès aux ressources de potasse, un minerai utilisé pour fabriquer des engrais agricoles, risque de devenir de plus en plus compliqué, à cause de restrictions commerciales et de la politisation du contrôle des richesses naturelles. Les gisements de phosphate, l’autre grand minéral qui a rendu possible la “révolution verte” dans les années 1960, seront sans doute bientôt épuisés, ce qui pourrait provoquer “la plus grave pénurie de ressources naturelles de tous les temps”, mettent en garde des spécialistes aux Etats-Unis et en Australie.
Menaces sur l’agriculture
De même que cette vulnérabilité n’a pas échappé au président de la Corée du Sud, Lee Myung-bak, la classe politique japonaise, qui se déchire par ailleurs, est unie par un sentiment d’urgence. Le lithium, le tantalum, le germanium, l’indium et les dix-sept terres rares sont indispensables pour fabriquer ce que le Japon fait de mieux : l’électronique grand public, les véhicules à moteur hybride et les pièces de précision. L’essentiel de la production de ces métaux est actuellement contrôlé par la Chine, ce qui commence à préoccuper sérieusement Tokyo.
Depuis le début de l’année, Katsuya Okada, le ministre des Affaires étrangères japonais, n’a cessé de voyager à travers le monde. Mais on ne l’a pas vu à Londres, Paris ou Berlin, ni même à Pékin. Il a en revanche séjourné en Afrique du Sud, au Vietnam, en Tanzanie, en Mongolie, au Kazakhstan et en Australie. Le Japon se dépêche en effet de discuter avec les dirigeants des pays producteurs de minéraux – avant que la Chine et la Corée du Sud n’aient un pied dans la place. “Tout récemment encore, le gouvernement avait pour politique de laisser jouer les forces du marché… Mais le monde a radicalement changé, et on ne peut plus rester les bras croisés”, reconnaît Katsuya Okada.
L’offre d’achat hostile de 31 milliards d’euros lancée par le géant minier anglo-australien BHP Billiton sur le numéro un mondial des engrais, le canadien Potash Corp, témoigne du rôle stratégique que joue de nouveau l’agriculture dans l’économie mondiale. Mais, comme le souligne The Times, “celui qui prendra le contrôle de Potash Corp récupérera aussi 32 % du capital du chilien SQM, le premierproducteur mondial de lithium”. Selon The Wall Street Journal, un consortium mené par le fonds d’investissement chinois Hopu envisage de surenchérir sur BHP. Le groupe chimique public chinois Sinochem, lui aussi, suit le dossier de près, ajoute le Financial Times. Le quotidien britannique précise que la Chine doit actuellement importer la moitié de la potasse qu’elle consomme.