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Expliquer la finance et l'économie par un praticien. Participer a la compréhension d'une matière d'abord difficile mais essentielle pour le citoyen.

Or vert : les bonnes intentions d’une société suisse

Or vert : les bonnes intentions d’une société suisse

L’appropriation des terres arables se poursuit en Afrique. Exemple en Sierra Leone, où l’entreprise Addax Bioenergy va produire du bioéthanol tout en aidant les paysans à développer leurs propres cultures.

04.03.2010 | Jean-Claude Péclet | Le Temps

La question semblait anodine : combien de familles vivent à Kolisoko ? Un aîné a pris la parole, interrompu par un autre, puis un troisième. Une minute plus tard, c’est le brouhaha général. Aminata Kamara attend que ça se calme. Elle est payée pour savoir que rien n’est anodin dans la brousse. Depuis des mois, elle évalue l’impact social qu’aura la plantation de canne à sucre de la société suisse Addax ­Bioenergy dans la région de Makeni, dans le centre de la Sierra Leone. Des dix mille hectares seront tirées, à partir de 2012, 100 000 tonnes de bioéthanol, exportées vers l’Union européenne (UE). Dans cette zone vivent aussi, survivent plutôt, quelque 17 000 paysans répartis dans une quarantaine de villages. Parmi ceux qui ont été interrogés, neuf sur dix disent avoir manqué de vivres l’an dernier.

Comment compenser, indemniser les propriétaires des terres louées pour cinquante ans, pour que roulent nos voitures ? Les 4 000 emplois (directs et indirects) créés par l’usine, l’amélioration promise des techniques de culture sont-ils une chance unique, ou l’amorce d’une de ces calamités africaines sur lesquelles ont débouché tant de grands projets ? La réponse à ces questions dépasse largement Addax Bioenergy. Selon l’International Food Policy Research Institute, 15 millions à 20 millions d’hectares font l’objet de transactions ou de négociations avec des investisseurs étrangers dans des pays en développement depuis 2006. ActionAid, Grain et d’autres ONG dénoncent un accaparement aux effets pervers, une ruée vers l’or vert où se mêlent multinationales et fonds d’investissement.

“Journaliste militant”, comme il se présente lui-même, Theophilus Gbenda a un avis tranché sur le projet Addax Bioenergy. “Ces plantations ne servent pas à remplir les estomacs des Sierra-Léonais mais à exporter vers l’Europe. Elles ne sont d’aucun bénéfice pour notre pays”, affirme-t-il. Le gouvernement d’un des Etats les plus pauvres de la planète ne peut rien refuser à un investisseur “qui emploie des chefs locaux et s’appuie sur le très influent homme d’affaires de Makeni, Vincent Kanu. Comment voulez-vous que les villageois aient un avis indépendant ?” poursuit-il. Ces critiques font bondir Nikolai Germann, chef du projet Addax Bioenergy. “Jamais aucune société n’a fait un tel effort d’écoute et de participation ! Ne croyez pas que les gens soient si influençables, ils savent très bien ce qu’ils veulent”, lance-t-il.

Cofinancé par la Banque européenne d’investissement, cinq pays de l’UE et la Banque africaine de développement, Addax Bioenergy applique des critères stricts. Sur 5 millions de dollars déjà dépensés par la société suisse, la moitié l’ont été dans quinze études d’impact, accessibles sur Internet. “Le processus de consultation est transparent, les précautions bien plus grandes que d’habitude”, explique Franklin Karabo, un des avocats mandatés pour défendre les intérêts des propriétaires. Chaque parcelle, chaque case ont été localisées par GPS et cartographiées d’avion. Habitants, cultures, bétail, tombes des ancêtres, débit des rivières Rokel et Seli, qui traversent la zone – et même les poissons qui y nagent : l’inventaire est large.

Invité par Addax Bioenergy à juger sur place, j’ai visité les villages de Kolisoko et de Rolako II. Ce dernier a été choisi sans prévenir, pour vérifier si les habitants y étaient informés des enjeux. Ceux que nous avons rencontrés l’étaient. “Ils en ont assez des réunions. Maintenant ils veulent l’argent !” dit Ibrahim Bangura, député sur la liste All People’s Congress. L’argent ? Douze dollars par an et par hectare, dont 64 % versés directement au propriétaire. Il y a aussi 5 dollars par jour pour les employés de la plantation, auxquels s’ajoutent des bénéfices indirects. Par exemple, l’usine de la plantation produira 15 mégawatts d’électricité, un quart de la production nationale du pays, qui en manque cruellement. “Ironiquement, cette aisance toute relative peut avoir des effets négatifs”, prévient Heide Van Vlaenderen, qui a dirigé l’étude d’impact social. La perspective d’un dédommagement peut réveiller des querelles de voisinage. Les emplois de la plantation – un salarié nourrit jusqu’à vingt bouches – attireront des miséreux d’autres régions, et avec eux des conflits, des maladies…

La répartition des bénéfices est un point plus complexe

L’un des enjeux majeurs est d’améliorer la sécurité alimentaire, malgré les hectares prélevés pour la plantation de canne à sucre. Pour cela, tracteurs, outils et surtout conseillers agricoles seront financés par Addax Bioenergy à hauteur de 3 millions de dollars [2,1 millions d’euros] pendant une période de transition de quelques années. La FAO appuie la démarche. “Maintenir les paysans dans une agriculture de survie n’est pas une solution”, dit Kevin Gallagher, son représentant à Freetown, la capitale. “Il faut la professionnaliser, lui ouvrir un accès à des marchés plus larges. Le projet d’Addax Bioenergy fixe un standard pour les autres sociétés.” La Banque mondiale “a été sceptique dans le passé face au bioéthanol”, admet son délégué en Sierra Leone, Engilbert Gudmundsson. “Nous pensons aujourd’hui que celui produit à partir de canne à sucre peut faire sens du point de vue environnemental, si cela n’entrave pas la production alimentaire.” Sur l’augmentation de la productivité agricole, il demande à voir. Franz Moestl, un coopérant de la GTZ [Agence de coopération technique] allemande, qui encourage les cultures de rente dans l’est de la Sierra Leone, souligne un risque inhérent à l’agro-industrie. “Les paysans deviennent des salariés précaires et ne parviennent plus à nourrir leur famille”, assure-t-il. Quant à Solomon Kamara, bien qu’employé par la Banque africaine de développement, qui cofinance le projet, il s’interroge. “Quelles garanties qu’Addax reste ? Qui encaissera les bénéfices ?” La garantie de pérennité, ce sont les trente ans de présence d’Addax dans une quinzaine de pays africains. Les observateurs jugent que c’est un partenaire fiable. Mais la répartition des bénéfices est un point plus complexe. Addax Bioenergy est exempté d’impôts pendant dix ans, mais travaille à perte durant la phase d’investissement. Quand elle produira à plein, dès 2015 en principe, la société peut espérer 54 millions d’euros de revenus annuels (sur la base d’un prix de 550 euros la tonne d’éthanol certifié conforme aux normes de l’UE) et 30 millions d’euros pour la vente d’électricité. Le retour sur investissement escompté est de 15 %. Après dix ans, elle paiera 30 % d’impôt sur le bénéfice et celui sur le dividende. Est-on face à un accord gagnant-gagnant, comme le dit Nikolai Germann, ou gagnant-perdant, comme l’affirme Theophilus Gbenda ? Il est trop tôt pour le dire. A Kolisoko, le calcul des villageois est plus immédiat : “Addax va amener du travail, de l’animation au village, de l’argent pour payer l’école…” Eviter de susciter des espoirs démesurés ne sera pas la partie la plus aisée du projet.

Razzia des pays riches sur les terres arables

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