D'un côté, un trader qui «explose» les limites, de l'autre, une banque qui ne réagit pas aux alertes.
C'est un combat entre l'incroyable et l'invraisemblable. Ou l'inverse. Après une semaine d'audience, le procès de Jérôme Kerviel, devant la 11e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris, laisse le choix entre une thèse abracadabrante et une théorie absurde.
Rangeons la thèse de la défense de Jérôme Kerviel dans la première catégorie. «J'ai poussé le système au bout du bout», dit le prévenu. «Entrait-il dans votre mandat de prendre une position de 50 milliards?», lui demande Maître Jean Reinhardt, l'un des avocats de la banque. «Mais le mandat il est flou!», rétorque Jérôme Kerviel qui semble avoir perdu tout sens de la mesure. Les huit traders du desk DeltaOne avaient une limite collective de 125 millions d'euros. Faisons simple, cela fait 15 millions d'euros chacun. Un trader junior ne devant pas dépasser 1 million d'euros, cela laisse supposer qu'un trader senior va pouvoir monter jusqu'à 30 millions d'euros. Ne soyons pas obtus, la banque lui fait confiance: il pourra grimper vers des sommets 40 ou 50 millions. Mais 30 milliards... Cela suppose d'ajouter encore 3 zéros ou de multiplier par 1.000. «Jamais un manager n'est venu me dire la limite c'est ...», explique Jérôme Kerviel. Et le voilà en route pour 30 milliards d'exposition entre mars et août 2007, avec 500.000€ de gains à la clé, 30 milliards à nouveau entre août et novembre 2007, avec un bénéfice de 1 milliard à la clé. En janvier 2008, sa position atteindra 50 milliards! Mille fois l'exposition maximum envisageable par un trader de DeltaOne. L'opération était risquées mais elle aurait pu être positive au final. Réponse: non. Selon les calculs de la Société Générale présenté au tribunal, les positions prises par Kerviel ont été constamment perdantes depuis le 18 janvier 2008, jusqu'à toucher un «plus bas», pour parler trader, de -29 milliards.
Et en plus, Jérôme Kerviel choisit une mauvaise contrepartie fictive. Il met d'abord en face de lui ClickOption. Le choix est bon, puisque les logiciels chargés d'évaluer le risque mettent le curseur à zéro. C'est une filiale de la banque. En même temps, il est (trop) facile de vérifier son caractère imaginaire. Ensuite, il opte pour un coursier allemand nommé Baader. Inconnu de la Société Générale, le verdict des neurones numériques tombe: risque maximum. Il faut mettre en face de l'opération 8 milliards de fonds propres. Presque un tiers de l'argent dont dispose la banque en cas de besoin immédiat. 8 milliards pour un seul trader sur 1200 et une seule opération sur des centaines de millions. Pour revenir à l'humain, il y a la colère non contenue de Jean-Pierre Mustier, l'ancien numéro 2 de la banque, celui qui aurait dû succéder à Daniel Bouton.
Il n'y a pas de mots pour qualifier les risques qu'il a pris et qu'il a fait prendre à la banque, à ses salariés... Jérôme Kerviel n'est pas un Robin des bois. Il est le trader qui vivra et qui mourra en étant celui qui a perdu le plus d'argent au monde.
L'exaspération est à son comble en fin d'après-midi (mercredi 9 juin), le président Pauthe lui demande de modérer ses réactions. Antoine Delorme, trader à la Société Générale dira avec placidité qu'il n'imagine pas que l'on puisse engager 50 milliards. Benoît Taillieu, connaît bien le desk DeltaOne et ses marchés, il l'a mis en place. L'ancien trader est venu expliquer de la thèse du trader isolé ne tenait pas la route. La banque savait-elle alors? "Je ne dis pas que la banque avait connaissance de ces montants. C'est inimaginable que la banque ait eu connaissance des montants engagés." Voilà, pour l'incroyable. Il reste l'invraisemblable. La Société Générale avait un système de contrôle avec des voyants partout, rien ne pouvait lui échapper, sauf que tout lui a échappé. «Tout le monde savait ou tout le monde pouvait savoir», répète inlassablement et avec gourmandise Maître Metzner, mettant la banque dans un corner d'où elle ne parvient pas à s'extirper.
Il faut écouter Claire Dumas, représentant la Société Générale, personne morale. Quand elle parle, c'est la banque qui s'exprime par ses mots. Que dit-elle? Vaillante, elle détaille les logiciels, les bases de données dont elle détaille le fonctionnement, les alertes, y compris sonores, et les procédures avec conviction. Rien de tout cela n'a fonctionné.«Et les 74 alertes recensées dans le rapport Green [rédigée par l'Inspection générale de la banque, NDLR]?», lâche Me Metzner insistant là où ça fait mal. «Elles étaient noyées, elles remontaient vers différents services répartis dans plusieurs tours...», lui oppose Claire Dumas. «Nous sommes d'accord...», peut lui lâcher l'avocat regagnant sa place.
Soixante quatorze alertes internes relevées par l'Inspection générale de la banque; deux lettres de remontrances adressée en 2007 à la direction générale de la banque par la Commissionbancaire (l'organisme chargé de surveiller les banques lui infligera une amende de 4 millions d'euros en juillet 2008, au terme d'un jugement très sévère) deux courriers d'Eurex (l'organisme chargé d'administrer le marché boursier allemand sur lequel Jérôme Kerviel intervenait jusqu'à infléchir à lui tout seul le cours de la bourse de Francfort), un audit interne du courtier Fimat, filiale de la Société Générale, s'étonnant des montants astronomiques payés par sa maison-mère pour un seul trader. Conséquence? Rien. «Ne faisons rien, c'est plus prudent», dit Estragon, dans En attendant Godot, de Beckett.
Rien n'a été fait et Jérôme Kerviel a pu tenir des mois durant des positions hymalayennes sans se faire repérer. Nous sommes au cœur de l'absurde. Comment le croire? Claire Dumas, Me Veil, Me Reinhart et Me Martineau, l'avocat de toujours de la banque, vont devoir faire avec cette quadrature du cercle résolue en son temps par Jean-Pierre Mustier. «J'ai assumé, in fine responsable: j'ai démissionné», dira-t-il à l'audience. La semaine à venir devrait être longue a examiner cette situation ou l'incroyable s'oppose à l'invraisemblable. La banque avait tous les moyens pour voir et n'a rien vu, le trader ne savait pas que le vol en rase-motte était interdit on ne lui avait jamais donné l'altitude minimale. Il volait à 10 mètre du sol avec un A-320...
Philippe Douroux
Photo: Jérôme Kerviel le 8 juin 2010. REUTERS/Yann Moszynski