PROCÈS KERVIEL - La défense du trader a plaidé la relaxe et fait le procès de la Société Générale.
«Tous coupables!», avait lancé, volontiers provocatrice, une prof de finances de Paris-II citée lors du procès, déclenchant un rire général dans la salle des Criées du palais de justice de Paris. Après trois semaines d'audiences devant la 11e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance, Jérôme Kerviel et la Société Générale se retrouvent en effet dans ce curieux face-à-face.
Vendredi 25 juin, Mes Metzner et Huc-Morel, les défenseurs de l'ancien trader de la banque, se sont employés à établir que l'accusation d'«abus de confiance» ne tient pas, puisque tout était visible dans le système informatique, plaidant logiquement mais dangereusement la relaxe. Si la banque voulait voir, elle le pouvait «en trois clics», pour reprendre l'expression favorite, à la limite du running-gag, d'Olivier Metzner.
Ces «trois clics» que la hiérarchie n'aurait pas voulu faire pour empêcher Kerviel de mettre en place des positions folles de 30 et 50 milliards d'euros interdisent à la Société Générale de se retourner contre son ancien salarié. Soit. Ces arguments seront-ils de nature à emporter la conviction du tribunal? Il faudra attendre la rentrée et le 5 octobre, date du délibéré, pour le savoir.
En attendant, il n'est pas interdit de passer en revue les défaillances de la banque qui ont permis au «jeune Breton de Pont-L'Abbé», fils d'une coiffeuse et d'un formateur en centre d'apprentissage, de devenir le plus grand trader voyou de l'histoire, avec une perte nette de 4,9 milliards d'euros. Le plus grand, et aussi le plus étonnant, puisque Kerviel n'a pas mis un sous de côté. «Pas un», ont assuré les policiers qui ont creusé la question. «Pas un», a fini par admettre la banque. Voyou peut-être, mais pas escroc.
Cela laisse davantage encore en suspens la question du pourquoi. Ce pourquoi qui nourrit tant le «mystère Kerviel». Mais les trois semaines de débats ont mis au jour un autre mystère, celui-là même de la Société Générale. «Comment la banque a-t-elle pu laisser opérer sur le marché des opérations d'un tel montant?», a interrogé Nicolas Huc-Morel dans sa plaidoirie. Comment la SocGen et ses 150.000 salariés répartis dans le monde entier, n'a-t-elle pas vu?
Les grandes masses sont désormais connues: 74 alertes internes éparpillées entre les cinq tours du sièges de La Défense, deux lettres d'Eurex, la Bourse de Francfort inquiète de voir un trader passer des ordres avec frénésie. A cela, il faut ajouter un détail passé jusqu'à présent inaperçu: la Commission bancaire qui allait dresser un constat acide sur les (non) contrôles de la Société Générale en juillet 2008 –condamnant la banque à une amende de 4 millions d'euros– avait adressé deux lettres en 2007. Deux lettres qui n'ont rien changé.
Trop de confiance? Peut-être. De fait, en 2007, la direction de la banque semble avoir été touchée par le syndrôme de l'excès de confiance. En mai 2007, la Société Générale vaut 100 milliards d'euros et l'action cote 140€. Les subprimes américains n'inquiètent encore personne au siège. Jusqu'en décembre 2007, Daniel Bouton, le PDG de l'époque, assure même que la crise du crédit hypothécaire aux Etats-Unis n'affectera pas les comptes de fin d'année. Ses calculs sont sûrs et certains. Dans le pire des scénarios, la banque ne perdra pas plus de 200 millions. Le 24 janvier, en même temps que l'affaire Kerviel ou plutôt «derrière l'affaire Kerviel» pour citer Me Metzner, Daniel Bouton annoncera pourtant une perte de 2 milliards sur les subprimes! Kerviel «paravent» des erreurs de gestion de la SocGen, comme l'affirme sa défense?
Curieusement, la Société Générale paraît euphorique en 2007. Quand l'UBS, HSBC et d'autres établissements bancaires commencent à prendre des mesures pour anticiper les conséquences de la crise avec la montée des impayés, la banque rouge et noire–«rouge flamboyant et noir pour les zones d'ombre», dixit Me Metzner– se veut rassurante. Deux ans plus tard, elle réactive une coquille vide, IEC, pour y regrouper 35 milliards d'actifs qualifiés de toxiques ou d'exotiques. 35 milliards, cela paraît presque anodin, mais cela représente 200 milliards de francs ou deux fois la note laissée par la quasi-faillite du Crédit Lyonnais.
En 2007, la banque semble satisfaite et elle n'a pas tort. A 140€, l'action apparaît dans toute sa splendeur. Excès de confiance en soi et en l'autre. La manière dont les contrôles vont s'arrêter en 2005 et surtout en 2007, porte à le croire. Nous l'avons déjà raconté, en mai 2005, Jérôme Kerviel met en place une opération fictive destinée à dissimuler une perte bien réelle de 1,7 milliard d'euros qui deviendra un gain de 500 millions au mois d'août. Le trader a mis en place une position qui s'élèvera à 30 milliards, perdante. Il monte une opération fictive en sens contraire. Gagnante, elle lui permet d'effacer sa perte et même de laisser apparaître un bénéfice de 9 millions...
Les contrôles fonctionnent puisqu'on vient alors voir notre trader avec une question simple: Click Option, la filiale de la Société Générale spécialisée dans les deals réalisés par les particuliers sur Internet, ne reconnaît pas avoir passé l'opération face à Jérôme Kerviel, comme celui-ci l'affirme. Erreur de saisie, assure Kerviel qui promet de corriger très vite dans la base. Il ne changera rien dans la base, le contrôleur repart avec sa question et sa réponse. Les supérieurs hiérarchiques ne seront pas informés. Jérôme Kerviel peut continuer. Le fait qu'une position de 30 milliards soit passée avec Click Option, donc avec un particulier, ne choque personne.
Le 7 novembre 2007, la banque reçoit une lettre d'Eurex qui s'inquiète de voir un trader acheter 6.000 contrats en deux heures, le 19 octobre précédent. 6.000 contrats, cela représente plus d'un milliard d'euros! La SocGen a jusqu'au 21 novembre pour répondre, elle envoie sa réponse le 20. Les supérieurs hiérarchiques de Jérôme Kerviel ne voient pas ce chiffre de 6.000, personne ne saute au plafond, personne ne sent «10 étages se dérober sous leurs pieds», comme le dira Daniel Bouton quand on lui annonce en janvier 2008 qu'un trader a pris, au nom de la banque, une position de 50 milliards.
Bref, personne ne voit. Par quel mystère? L'excès de confiance en soi, en l'autre, parce que nous sommes dans la meilleur banque du monde? Peut-être. A la tête de la banque, Daniel Bouton pêche-t-il par excès de confiance en soi, d'estime de soi? En 2009, alors que la banque n'est pas passée loin de la disparition, que la crise des subprimes fait trembler la planète bancaire, que fait le président de la Société Générale? Il se fait attribuer des stocks option par le conseil d'administration. Le tollé est tel qu'il finira par démissionner.
Il faudra attendre la dernière audience consacrée aux témoins pour l'entendre faire un mea culpa clair. La hiérarchie a failli. Les trous béants dans le dispositif de contrôle, aucun radar sur les montants engagés et les alertes éparpillées dans les cinq tours du siège de la banque à la Défense, ont permis le développement de la fraude.
La responsabilité évidente de la banque, ses insuffisances, ses manquements peuvent-ils contrebalancer les faux mails de Kerviel, ses opérations fictives entrées dans la base de données, et ses dissimulations? Pour Me Metzner, la réponse saute aux yeux: Kerviel n'est que «la créature» de cette Société Générale, «banque casino» qui l'a «fabriqué» et «formaté». Une banque qui aujourd'hui condamne sa «fraude», mais qui hier «gardait les fruits de cette fraude». Une banque qui vomit le «criminel» Kerviel, mais qui hier l'encourageait par «autorisation tacite». «Quand tout le monde gagne, personne ne voit. Quand tout le monde perd, il faut un coupable, un seul», conclut le défenseur, empruntant librement sa citation à l'économiste américain John Kenneth Galbraith. En tout cas, aujourd'hui, la Société Générale vaut moins de 30 milliards.
Bastien Bonnefous et Philippe Douroux
Photo: Jérôme Kerviel le 25 juin 2010. REUTERS/Gonzalo Fuentes