PROCES KERVIEL, DEUXIÈME SEMAINE - Le trader «cachait» ses positions faramineuses par des «deals fictifs». Mais avec l'assentiment de la Société Générale.
Les audiences parfois semblent s'enliser, s'embourber et puis survient un fait qui débloque la situation et réveille la salle. Alors que le procès Kerviel entame sa deuxième semaine devant la 11° chambre correctionnel du tribunal de Paris, la défense de Jérôme Kerviel a fait écouter lundi au tribunal une conversation entre deux traders - l'un de la Société Générale, l'autre de la BNP— enregistrée à leur insu le 24 janvier 2008. La date a son importance: c'est le jour où la banque rouge et noire a annoncé sa perte colossale de 4,9 milliards d'euros, mais sans que le nom de Jérôme Kerviel n'ait été encore cité publiquement.
- Le trader de la BNP demande à son collègue de la Société Générale : «c'est Jérôme?».
- «Mais pourquoi tu dis c'est Jérôme?», lui répond l'autre.
- «Ben, on savait qu'il prenait gros», balance le trader de la BNP.
Voilà donc un trader d'une banque concurrente qui savait que Jérôme Kerviel aimait la prise de risques sur les marchés. Un salarié de la BNP savait mais la Société Générale ne savait pas! La journée avait débuté, à l'image des précédentes.
Le matin même, Christophe Mianné, le « n+6 » de Jérôme Kerviel, membre du comité de direction de la banque lui dans les tours de la banque à La Défense, est venu affirmer à la barre n'avoir «jamais eu le début d'une information sur les positions » incroyablement élevées prises par son ancien employé. «Mon intime conviction, c'est que la hiérarchie ne savait pas», a-t-il déclaré, traitant à l'envi Kerviel de «malhonnête, déloyal et tricheur» et même de «criminel». Des considérations morales qui font toujours de bons mots dans une salle d'audience, mais qui en la matière, ne permettent pas vraiment de faire avancer des débats.
Comme Jean-Pierre Mustier, le « n+7 » de Kerviel venu déposer le 9 juin, Mianné a expliqué que le rôle d'une banque est de viser à la «régularité» en prenant le moins de risque possible, afin d'éviter les «pertes». «On ne demande pas des exploits à nos traders», a-t-il assuré, ajoutant qu'un bon trader rapporte en moyenne «10.000 € par jour» à la banque. Que dire dès lors d'un Kerviel, qui certains jours entre 2007 et 2008, engrangeait le million d'euros? Comment Christophe Mianné ne pouvait-il pas à l'époque s'en étonner?
Les « deals fictifs »
A cet inquiétant problème de cécité, la banque a une réponse toute prête : Jérôme Kerviel, le roublard, «masquait» ses prises de positions. Tout l'après-midi, le tribunal s'est donc penché sur les fameux «deals fictifs» réalisés par le trader pour, selon l'accusation, cacher ses opérations hors du commun. Un jeu de cache-cache qui vaut d'ailleurs au trader d'être jugé pour «faux» et «pénétration d'un fichier informatique».
Dans ses conclusions, la Société Générale a comptabilisé près d'un millier de ces transactions frauduleuses effectuées à partir de 2005. La technique — reconnue par Kerviel devant les juges d'instruction — variait peu. La banque ne s'intéressant pas au volume des transactions, «au nominal», un achat d'un milliard devait être compensé par une vente du même montant, le solde était nul et aucune alerte ne s'allumait. En outre, il pouvait laisser des opération en suspend, en «pending» disent les traders, plusieurs semaines quand la limite était de 2 jours pour le marché allemand et de 3 jours pour le marché français.
Le mystère du «pending»
Invité à s'expliquer, Jérôme Kerviel n'a pas changé de ligne de défense : certes, il assume les deals fictifs, mais il affirme que la banque le couvrait. « Je saisissais ces fausses opérations dans la base Eliot (NDLR : le système informatique recensant l'ensemble des activités des traders), mais tout était contrôlé tous les jours. Mon exposition réelle ressortait tous les matins dans le reporting aux équipes », répète-t-il. Pour preuve selon lui de la complicité tacite de sa hiérarchie, la non-réaction de celle-ci face à la procédure de «pending». «Des positions en pending ne devaient pas être maintenues plus de deux ou trois jours. Moi, je maintenais des positions hallucinantes pendant une vingtaine de jours sans que personne ne s'en émeuve et ne me demande d'explication.»
On s'en doute, la Société Générale ne partage évidemment pas cette analyse. Claire Dumas, qui représente la banque, a répliqué que si les deals fictifs de Kerviel n'ont pas été détectés, c'est parce qu'ils n'étaient «pas détectables». Le trader, selon la partie civile, prenait «à dessein» des positions qui ne pouvaient être repérées par les «contrôles du back-office». Et quant à certaines opérations détectées, Kerviel les aurait désamorcées en produisant de «faux courriels de pré-confirmation de fausses contreparties». Machiavélique.
En difficulté, le trader, interrogé par les avocats de la Société Générale, n'a pas su vraiment expliquer «pourquoi prendre des positions fictives si la banque savait?». Pourquoi en effet cacher ce que tout le monde aurait vu? Mal à l'aise, il a renvoyé sur un «leurre grossier» destiné à «sauver les apparences» vis-à-vis des hautes sphères. «Est-ce que Daniel Bouton (NDLR : l'ex-PDG de la Société Générale) connaissait mes positions? Sans doute non, mais Eric Cordelle ou Martial Rouyère, eux, en étaient informés tous les jours», a-t-il déclaré.
Toujours donc la même opposition entre l'abracadabrantesque d'un trader qui explose les limites, et l'absurde d'une banque qui n'a rien vu passer. Fin 2007, Jérôme Kerviel a engrangé 1,4 milliard d'euros de gain net. Avec l'assentiment de ses supérieurs, il en aurait mis une partie «sous le tapis», un véritable «sport national en salle des marchés» à le croire. Difficile pourtant d'imaginer qu'une banque, quelle qu'elle soit, laisse plus d'un seul milliard entre les mains d'un unique trader.
Il faudra attendre le 21 juin prochain, pour mesurer le degré de cécité de la Société Générale. C'est ce jour que doivent être entendus Eric Cordelle et Martial Rouyère, les responsables directs de Jérôme Kerviel qui ont depuis quitté la Société Générale.
Bastien Bonnefous
Photo: Jérôme Kerviel présente son livre à REUTERS, le 2 mai 2010. Benoit Tessier / REUTERS
Journaliste indépendant.