C'est décourageant. A chaque fois qu'on croit commencer à comprendre la crise financière, à en décrypter les mécanismes, à en analyser les causes et à en évaluer les conséquences, tout se brouille et s'obscurcit. Jusqu'au noir complet.
L'euro, par exemple. Le Wall Street Journal vient de révéler que les plus grands hedge funds américains spéculaient de conserve sur une baisse de la monnaie unique - pas forcément à tort, au vu du désastre grec et des tempêtes qui s'annoncent au Portugal et en Espagne. Maudits hedge funds, sans foi ni loi, qui veulent la mort de l'Union monétaire alors que ce sont eux qui la mériteraient ? Pas du tout. Bénis hedge funds, qui offrent une chance inespérée, avec cette baisse compétitive de l'euro, de redonner un peu de tonus à une économie européenne en train de se faire lâcher, sur la route de la reprise, par ses concurrentes américaine et japonaise. Bénis hedge funds, qui exaucent le voeu du président de la République : " Dévaluer plus pour exporter plus. " Soros-Sarkozy, même combat.
Autre paradoxe chatouillant, le financement des dettes publiques. Les Etats se sont lourdement endettés pour limiter les dégâts économiques provoqués par la crise financière. Tout cela à cause de l'irresponsabilité des banquiers. Ça, c'est à peu près clair. Ce qui l'est beaucoup moins, c'est qu'aujourd'hui lesdites banques achètent en très grande quantité les obligations émises par les Etats. Pas pour expier leurs péchés, pas dans une démarche citoyenne ni une conversion soudaine au keynésianisme, mais par attrait du profit.
Car ces opérations leur font gagner beaucoup, beaucoup d'argent : elles empruntent des fonds auprès des banques centrales à des taux proches de 0 % pour cent pour acquérir des obligations du Trésor qui leur procurent des rendements nettement supérieurs à 3%. La différence va dans leur poche. C'est simple, pas trop risqué, et cela rapporte très gros, à en juger par leurs profits en 2009.
A en juger aussi par les bonus versés aux traders (20 milliards de dollars à Wall Street, 1, 25 million d'euros en moyenne à la BNP), ce qui, au passage, prouve qu'il fallait être bien naïf pour croire les dirigeants politiques quand ils affirmaient que le G20 avait réglé la question des rémunérations excessives dans la finance. Pour résumer, c'est avec l'argent public que les golden boys s'offrent des Porsche ou des vacances aux Seychelles. Un peu troublant quand même.
Plus dérangeant encore, ce sont les achats massifs d'emprunts d'Etat par les banques qui permettent de maintenir à de très bas niveaux les taux d'intérêt dans les grands pays industrialisés. C'est cette spéculation qui permet aux gouvernements américain, britannique, allemand, français de boucler leurs fins de mois sans trop de difficulté, de maintenir à flot la consommation et les investissements, de financer à bon marché, enfin, les mesures d'aide sociale.
Pour faire court, ce sont Goldman Sachs et les autres grandes banques de marché qui permettent de payer aujourd'hui les indemnités des millions de personnes qui ont perdu leur emploi à cause d'une crise qu'elles ont elles-mêmes provoquée. Ce qui est moralement un peu déstabilisant. Hier les Etats ont sauvé les banques de leurs excès spéculatifs, aujourd'hui les excès spéculatifs des banques sauvent les Etats. Pas simple, en effet.
Pas simple, non plus, les stratégies de sortie de crise. Les économistes pataugent. Ceux du Fonds monétaire international (FMI) autant que les autres, comme on peut s'en rendre compte après avoir lu leur étude Exiting from Crisis Intervention Policies, au demeurant très bien faite. Il est urgent, nous expliquent-ils, de restaurer la crédibilité des finances publiques, mais plus urgent encore de ne surtout rien entreprendre pour réduire les déficits, sous peine de casser la reprise.
Le FMI pointe certes du doigt les pistes qu'il faudra emprunter plus tard pour franchir les montagnes de dette publique, mais elles paraissent tellement escarpées et impraticables, que cela donne le vertige et coupe les jambes. L'inflation ? Les banques centrales n'en veulent pas, les citoyens non plus. Les baisses de salaire des fonctionnaires ? Demandez leur avis aux intéressés. Des coupes claires dans l'Etat-providence, des hausses massives d'impôt ? Bof, bof.
On pourra trouver un petit motif de réconfort en lisant Le Banquier et le Philosophe (Plon, 220 pages, 18,90 euros). Le premier, c'est François Henrot, associé-gérant de Rothschild & Cie, le second ? Roger-Pol Droit, auteur de nombreux livres, dont La philosophie expliquée à ma fille. Un philosophe qui s'intéresse à la finance, c'est déjà rare, mais un banquier qui sait faire preuve d'humilité sans tomber dans la démagogie, qui sait reconnaître les torts de sa profession sans renoncer à ses convictions, qui sait que son discours est durablement " inaudible " mais ose le tenir quand même, ça l'est encore plus. Au final, cela donne des désaccords de fond mais pas de forme, toujours courtoise. Cela débouche aussi sur des contre-pieds inattendus : François Henrot veut réintroduire les anciennes sagesses financières pour rendre le système plus efficace. Roger-Pol Droit ne croit pas du tout à un monde financier vertueux qui s'autorégulerait, il veut la réglementation pure et dure. Mais surtout, sauter de Schopenhauer aux subprimes, de Platon à Lehman Brothers, cela donne l'impression - le temps de la lecture - d'être un peu plus intelligent. Ce qui est toujours très agréable.
Pierre-Antoine Delhommais