PRINCETON – S’il fallait commémorer le second anniversaire de l’effondrement de la banque Lehman Brothers le 15 septembre 2008, on pourrait citer l’intervention unilatérale du Japon pour faire baisser le cours de sa monnaie. Cet événement marque une évolution de la nature de la crise financière mondiale, passant des difficultés bancaires aux dysfonctionnements des systèmes de changes – ou plutôt à l’absence actuelle d’un système viable.
L’intervention japonaise sur le yen a tout de suite donné lieu à une controverse. Les politiciens américains l’ont dénoncée comme étant une politique de change prédatrice. Les Européens l’ont perçue comme la première étape d’une série de dévaluations compétitives. Et la Banque nationale suisse a récemment livré une bataille coûteuse et perdue d’avance pour pallier à l’appréciation du franc suisse face à l’euro, intervention qui n’a eu que pour effet de plomber le bilan de la banque centrale.
Mais l’action inattendue du Japon a aussi fait des émules, notamment la Corée du Sud et le Brésil qui ont pris des mesures similaires pour faire baisser le cours de leurs devises.
La dernière intervention de la sorte eut lieu dans les années 1980. A l’époque, son utilité comme outil de politique monétaire internationale ne réunit aucun consensus et le sommet de Versailles du G7 de 1982 fut incroyablement conflictuel et improductif. Ce sommet fut en fait le premier acte d’un long exercice diplomatique multilatéral futile.
L’un des seuls résultats concrets fut la publication du rapport d’un groupe de travail présidé par un haut fonctionnaire français, Philippe Jurgensen, chargé de déterminer si les interventions sur les marchés des changes constituaient un instrument efficace pour prévenir la volatilité des taux de change qui semblait avoir pour effet de perturber les relations commerciales. Le rapport conclut qu’un « excès » de volatilité avait des « conséquences néfastes » pour certaines économies, ainsi que pour le bon fonctionnement du processus d’ajustement international.
Mais le rapport Jurgensen restait ambigu quant à l’utilité de telles interventions. Il précisait que des interventions visant des objectifs en contradiction avec les fondamentaux économiques étaient ineptes et contreproductifs. Les Américains ont interprété ce rapport comme une confirmation de leur conviction que toute intervention était inutile. Les Européens, et les Français en particulier, parvinrent à la conclusion opposée, à savoir qu’une action pouvait se justifier pour stabiliser les taux de change. Le rapport ne donnait toutefois aucune indication sur la manière d’évaluer quels taux de change étaient adéquats ou non.
L’intervention la plus vigoureuse eut lieu quelques années plus tard, entre l’Accord du Plaza conclu entre les ministres des Finances du G5 en septembre 1985 et l’Accord du Louvre en février 1987. L’Accord du Plaza prévoyait d'intervenir sur le marché des changes afin de déprécier le cours du dollar qui, de l’avis de tous les participants, était surévalué. Une intervention coordonnée à hauteur de 18 milliards de dollars eut lieu sur le marché des changes sur une période de six semaines.
Mais en fait, la dépréciation du dollar avait commencé bien avant la réunion de septembre 1985, qui était par ailleurs limitée en ce sens qu’il n’y eut aucune discussion sur la politique monétaire ou les taux d’intérêt.
Au moment de la réunion du Louvre en février 1987, les participants jugèrent la dépréciation du dollar suffisante et discutèrent de « zones cibles » et de « parités de références » autour d’un taux central. Ils envisagèrent, semble-t-il, la possibilité d’une nouvelle vague d’interventions coordonnées, mais les taux de change convenus devinrent instables.
Les Accords du Louvre ne furent pas seulement un échec. En rétrospective, ils furent rendus responsables de l’émergence d’un débat hautement politisé sur les taux de change dans lequel chaque pays adopta une approche qui favorisait ses intérêts propres. Les Etats-Unis, en particulier, exercèrent de très fortes pressions sur le Japon pour qu’il adopte des mesures politiques étendues visant à atténuer les pressions sur le système monétaire international.
L’expansion monétaire qui en résulta dans la seconde moitié des années 1980 alimenta l’énorme bulle financière du Japon, dont l’éclatement semble avoir été la cause directe de la décennie de stagnation, la « décennie perdue », du pays. À la suite de débats intenses sur le déclin économique japonais, un consensus émergea au Japon sur le fait que les pressions extérieures avaient contraint le pays à adopter une position dangereuse, et en fin de compte destructrice.
Le cas du Japon trouve un écho dans les polémiques actuelles. Alors que les Etats-Unis font pression pour que la Chine réévalue le renminbi, les économistes américains tentent de justifier cette position en avançant des exemples de pays excédentaires qui ajustèrent leur taux de change en adoptant des politiques plus expansionnistes.
La contribution la plus étonnante à ce débat provient du Fonds monétaire international, dont les Perspectives de l’économie mondiale d’avril 2010 contiennent un chapitre expliquant comment l’ajustement des taux de change des pays excédentaires est généralement bénéfique. Les recommandations du FMI, comprenant une section qui tente de démontrer que l’expérience du Japon de 1987 et 1989 n’était pas préjudiciable, seront perçues par la Chine comme une invitation faite par les Etats-Unis de suivre le Japon dans ce qui revient à un suicide économique.
Compte tenu de l’état de l’économie mondiale, ce message n’est pas très constructif. Une approche un peu plus sophistiquée est nécessaire. Après tout, la vraie leçon des années 1980 est qu’exercer des pressions en faveur d’ajustements des taux de change et de politiques monétaires et fiscales plus flexibles n’est pas la solution – en particulier du fait que la Chine aujourd’hui, comme le Japon alors, doit déjà tenir compte d’un déficit budgétaire considérable.
Avec le développement des marchés des changes au cours des vingt dernières années, la plupart des analystes ont estimé que la capacité des banques centrales à intervenir sur les taux de change par le biais d’interventions concertées ou non avait énormément diminué. Nous risquons aujourd’hui d’oublier cet enseignement fondamental.
Toutes les discussions autour du taux de change artificiellement ancré du renminbi ont conduit le Premier ministre japonais Natao Kan et le président français Nicolas Sarkozy à commencer à croire qu’eux aussi pourraient essayer d’influer sur les taux de change. En fait, le président Sarkozy a promis de placer la recherche d’un « meilleur » système de changes en tête de l’ordre du jour lorsque la France présidera le G20 l’année prochaine.
Le problème est que les banques centrales mondiales ne l’entendent pas de cette oreille. L’obsession politique concernant l’amélioration du régime des changes revient à une invitation faite aux investisseurs privés de spéculer en pariant contre les banques centrales qui subissent des pressions politiques pour influencer le taux de change. Les banquiers n’en feront qu’à leur tête, et les politiciens devront, à contrecour, se résigner.
Harold James enseigne l’histoire et les relations internationales à l’université de Princeton, et est professeur d’histoire à l’Institut universitaire européen de Florence. Son dernier ouvrage est The Creation and Destruction of Value: The Globalization Cycle (La création et la destruction de valeur : le cycle de la mondialisation – ndlt).
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