Solidarité ou animosité ? Deux sociologues et un historien évaluent la nature du lien entre les générations qui s'exprime à travers le mouvement social. Anne Muxel, directrice de recherche au CNRS
" Cette mobilisation de la jeunesse est, à mon sens, davantage l'expression d'une solidarité que d'un conflit entre les générations. Les jeunes, qui savent les difficultés qui les attendent à l'entrée du marché du travail, prennent conscience que d'autres se présenteront à la sortie. Ils se rendent compte que ce sera, pour eux, difficile tout le temps. C'est cette angoisse qui s'exprime. Et cela n'implique pas forcément de l'animosité envers les générations précédentes. Les uns et les autres se rendent compte qu'ils partagent une même inquiétude vis-à-vis de la précarité, ce mot qui apparaît sur toutes les banderoles. Ce que les jeunes crient dans les rues, c'est : "Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère. De cette société-là, on n'en veut pas."
Cela étant dit, il ne faut pas perdre de vue que c'est la jeunesse scolarisée qui s'exprime, pas celle qui a déjà un emploi. Or, élèves et étudiants sont toujours plus à gauche que les jeunes travailleurs, et ils se mobilisent aussi davantage. "
Louis Chauvel, sociologue, professeur à Sciences Po
" Le mouvement actuel ne montre pas de conflit de générations entre jeunes et seniors, entre enfants et parents. D'une part, ce qui s'exprime n'est pas tant un soutien à la retraite à 60 ans ni une solidarité par rapport à la génération de leurs parents qu'une très forte hostilité contre le gouvernement.
Si conflit de génération il y a, il n'est pas du tout conscient pour l'heure. On assiste plutôt encore à une solidarité entre générations : les parents aident leurs enfants, les hébergent, leur donnent leur vieille voiture. La situation de conflit entre générations est encore latente, mais son explosion sera violente quand les jeunes comprendront qu'ils défendent - notamment avec la retraite à 60 ans - des intérêts qui ne sont pas les leurs, et quand ils découvriront une réalité qui n'est pas celle qu'ils imaginent ni celle qu'on leur donne à croire. Si on maintient la retraite à 60 ans, il y aura autant de salariés que de retraités en 2025 !
La situation est prérévolutionnaire : il y a une dette énorme qui bloque tout, des promesses intenables, un conflit au sein des élites, à l'Assemblée, au Sénat, à l'Elysée... A l'horizon de 2012, les majorités risquent d'être très peu stables. "
Jean-François Sirinelli, directeur du Centre d'histoire de Sciences Po
" Les slogans de ces jeunes gens sont, le plus souvent, à faible teneur idéologique. A la différence de ceux des forces politiques et syndicales, ils ne permettent pas, de ce fait, d'en faire une exégèse significative. A ce stade, surgit un paradoxe : pourquoi cette apparente cause commune avec les adultes, alors même que la réalité objective devrait au contraire, en bonne logique politique, déboucher sur une analyse au moins divergente, et même antagoniste, de la réforme des retraites ? Probablement, les solidarités intrafamiliales et l'antisarkozysme ambiant expliquent-ils ce paradoxe apparent.
Mais les faits démographiques sont têtus : plus qu'aux jeunes gens, lycéens ou étudiants, c'est aux jeunes salariés autour de la trentaine, voire de la quarantaine, qu'il conviendrait de poser la question du conflit de générations. Les tensions avec la génération des baby-boomers y sont déjà à l'état latent, et les solidarités du combat politique et syndical ne les cacheront plus très longtemps.
A regarder de plus près les slogans des lycéens et des étudiants, il apparaît que des ferments de conflit de générations sont déjà à l'oeuvre : un senior prolongé dans son activité est une entrave à l'entrée d'un jeune sur le marché du travail, y proclame-t-on. A court terme, une telle affirmation peut souder le senior qui ne souhaite pas être prolongé et le jeune en attente d'un emploi. A moyen et long terme, il faut y lire au contraire une thématique presque chimiquement pure de conflit de générations. "
Propos recueillis par Aurélie Collas, Marc Dupuis et Benoît Floc'h