La hiérarchie directe de Jérôme Kerviel savait ou devait savoir «sauf à boire des pots toute la journée dans la bar au pied des tours».
Il est des témoins qui éclairent brusquement un procès. Depuis mardi, le procès de Jérôme Kerviel pouvait se perdre dans les arcanes du trading, dans un vocabulaire abscons que personne dans l'enceinte du Palais de Justice ne maîtrise. Les témoins étaient tour à tour trop proche ou trop loin.
Cette fois, Benoît Taillieu est un ancien trader qui travaillait sur les mêmes activités que Jérôme Kerviel, entre 1999 et 2006. Ce 11 juin, avec clarté et sans jargon inutile, il va établir deux ou trois constats très simples.
La hiérarchie directe de Jérôme Kerviel ne pouvait ignorer les agissements de Jérôme Kerviel. Que les limites aient été dépassées, c'est une évidence. Son travail demandait de la précision, mais n'était en aucun cas risqué. Nous sommes très loin d'une activité spéculative. Mettre en place des futures contre des forwards n'avait strictement rien à voir avec son activité. C'est un peu comme si votre mandat est d'acheter une tonne de fraises, que vous stockez 5 tonnes de pommes de terre et que personne ne s'en inquiète.
Il accumule ensuite les «facteurs clés» qui auraient dû alerter la hiérarchie. La trésorerie, de l'argent qui sort et qui rentre en fonction des opérations du trader. Les appels de marges, les commissions qu'il faut payer aux intermédiaires.
Un forwards (une opération à terme de gré à gré) laissé plusieurs semaines en suspens, ça doit allumer toutes les alertes. Ça ne peut pas durer plus de 2 ou 3 jours.
Le témoin voit là une faute lourde dans le travail du trader qui aurait dû déboucher sur un licenciement pour faute lourde.
Un autre «facteur clé» est constitué par le gain affiché à la fin de l'année 2007, qui aurait également dû alerter sa hiérarchie. Il a gagné 1,5 milliard d'euros dissimulés par une opération fictive et perdante. Mais il présente tout de même un bénéfice de 55 millions pour l'année. 43 millions, si l'on enlève les faux frais, soit. L'un et l'autre chiffre sont hors norme pour cette activité. 5 millions eut été bien, 10 formidable, 40 ou 50 et c'était la porte. Dernier élément à charge: la validation des comptes de fin d'année. Ils l'ont été dans les premiers jours de janvier 2008, pour l'année 2007. Il a bien fallu à ce moment ouvrir le livre des comptes de Jérôme Kerviel. Et on a rien vu ou rien voulu voir, ou rien compris de ce qu'il y avait à voir.
En clair, la hiérarchie directe de Jérôme Kerviel savait ou devait savoir «sauf à boire des pots toute la journée dans la bar au pied des tours», ajoute le Benoît Taillieu. Voilà les choses brutalement posées. Mais, il faut aller au-delà. Les responsables de la banque pouvaient-ils avoir eu connaissance des sommes engagées par Jérôme Kerviel, deux fois 30 milliards en 2007 et 50 milliards en 2008?
Je ne dis pas que la banque avait connaissance de ces montants. C'est inimaginable que la banque ait eu connaissance des montants engagés.
Me Metzner, l'avocat de Jérôme Kerviel, tient un témoin clé, si l'on ose dire. Me Veil, l'avocat des parties civiles, construit une digue.
Question: Selon vous M. Morlat [le «N+4», responsable de l'activité «arbitrage», NDLR] pouvait-il imaginer que 10 milliards avaient été engagés?
Réponse: Non.
Question: Pouvait-il imaginer que 1 milliard avait été engagé?
Réponse: Non.
Question: 100 millions?
Réponse: Oui.
Nous sommes loin des 30 milliards. En clair, la hiérarchie avait tous les moyens de savoir que Jérôme Kerviel était engagé dans des opérations hors normes.
Si le calendrier est respecté, il faudra attendre le lundi 21 juin pour entendre les managers directs du trader indélicat. C'est long, une semaine pour remonter la hiérarchie. La question est aujourd'hui de savoir jusqu'où «on» savait. Mais une chose est sûre: personne n'a mesuré l'énormité des positions prises par Jérôme Kerviel. Il reste une hypothèse attestée au cours de l'instruction par un camarade du trader et par lui-même: en décembre 2007, soit quelques jours avant la découverte de l'affaire, son chef direct proposait de transformer la méthode Kerviel en business en lui confiant un desk autonome...
Philippe Douroux
Journaliste, ancien rédacteur en chef de Libération et Télérama.