ZHANG DUNFU, sociologue à l'université de Shanghaï
M. Zhang fait partie des neuf sociologues chinois signataires, le 18 mai, d'un appel qui a circulé sur Internet, " pour résoudre le problème des nouvelles générations de migrants " et " faire cesser la tragédie de Foxconn ".
Quels enseignements tirez-vous du malaise social révélé par les suicides chez Foxconn, les revendications salariales chez Honda, ou les faits divers violents de ces derniers temps ?
Le gouvernement chinois a tout à fait les moyens de garder la situation sous contrôle, d'empêcher que ça se propage. Et les gens vont oublier. Mais ça ne veut pas dire que d'autres événements similaires ne vont pas se produire, que ce soit des grèves, des suicides ou des crimes. On décèle chez les auteurs de ces actes une frustration profonde face à leurs conditions de vie.
Ce qui est perçu comme une stratification sociale très rigide entre certaines catégories de gens est source de conflits insolubles. Il y a un fossé dans le monde du travail entre ceux qui sont sur les lignes de production, les managers et les investisseurs étrangers. Les ouvriers ont l'impression d'appartenir à un autre monde.
Comment expliquez-vous le malaise des nouvelles générations de " paysans ouvriers " face au mode de vie urbain ?
Les jeunes qui viennent de la campagne ressentent une forte discrimination à leur égard. Ils logent, mangent, s'amusent dans des endroits différents de ceux des jeunes des villes. Ils ont souvent une faible estime d'eux-mêmes, ce qui peut conduire au suicide.
La nouvelle génération découvre un monde très différent de celui que connaissaient leurs aînés : de superbes voitures, des lieux de divertissement toujours plus clinquants. Ils appartiennent à ce monde splendide mais il leur est inaccessible.
Et ils constatent l'existence de doubles standards, dans la manière dont ils sont traités, que ce soit par la police, les administrations...
La plupart d'entre eux ne vont pas revenir dans les campagnes. Quand ils rentrent chez eux, ils ne se sentent plus dans leur élément. Comme ils ont chaque mois du cash, grâce à leur travail, ils ont aussi commencé à consommer, et se sentent autonomes. Et ils privilégient certains achats - l'habillement, le téléphone portable - pour se distinguer de leurs camarades au village.
L'exode rural est faussé par le système du " hukou ", le permis de résidence : les candidats à la vie urbaine sont prisonniers de leur statut de rural et de tous les avantages sociaux du " hukou " urbain, d'où le désespoir de ne pouvoir sortir de leur condition.
Le noeud du problème, c'est de mener des changements institutionnels pour combler le fossé entre " urbains " et " ruraux ". Ce fossé, qui existe depuis des décennies, est énorme. Le système du hukou n'est pas seulement une barrière pour les paysans ouvriers. Il se pose aussi aux jeunes diplômés, quand ils ne travaillent pas dans des grandes entreprises ou dans des organismes d'Etat.
Des gens dûment employés par une société peinent à obtenir un hukou pour leur conjoint(e). La réticence des villes à assouplir le numerus clausus tient au fait qu'elles se considèrent en fait comme des entreprises, avec des coûts et des revenus. Ne serait-ce qu'entrebâiller la porte à une population de travailleurs signifie pour elles des charges supplémentaires. C'est à leurs yeux une catastrophe. Elles évitent aussi de prendre toute responsabilité, de peur d'être critiquées par leurs résidents d'origine.
Les petites et moyennes agglomérations semblent actuellement les plus désireuses de s'ouvrir. Mais cela cache aussi un intérêt bien compris : c'est un moyen pour elles de mettre la main sur des terres qui sont ensuite monnayées. Et les paysans qui deviennent urbains ne sont pas toujours en mesure de faire une bonne affaire.
Propos recueillis par B. Pe