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Expliquer la finance et l'économie par un praticien. Participer a la compréhension d'une matière d'abord difficile mais essentielle pour le citoyen.

Une pensée juste au trébuchet de l'Histoire

Une pensée juste au trébuchet de l'Histoire

 

Je n'ai pas eu la même formation philosophique que lui et pas davantage les mêmes racines trotskistes. Je n'ai pas eu sa passion des textes et de leurs réinterprétations. Certains de ses amis m'ont même traité en adversaire. Mais qu'importent ces différences, nous avons été toujours conscients de n'avoir jamais fait des choix importants opposés. Ce qui a créé entre nous une amitié forte est d'avoir subi les mêmes attaques et aussi d'avoir réagi avec les mêmes émotions et les mêmes jugements à ce qui s'est passé à Budapest et à Poznan en 1956, à Paris et à Prague en 1968, en Pologne en 1980-1981 et après le coup de force de Jaruzelski.

Claude Lefort, Edgar Morin, Cornelius Castoriadis, Jean Baudrillard comme moi-même avons eu conscience de résister à une dégradation et même à une falsification de ce qui avait été le mouvement ouvrier. Ce n'est ni un collègue ni un copain dont je ressens la disparition, c'est celle d'un ami dont l'Histoire ne m'a jamais séparé et dont je réclame qu'il soit reconnu par tous comme un des esprits les plus hauts et les plus forts sans la présence active desquels notre siècle shakespearien aurait répandu et même fait approuvé plus d'horreurs encore.

Ce siècle restera celui des totalitarismes qu'il appela aussi celui des bureaucraties, de leurs orgueils et de leurs mensonges, et malheureusement aussi celui des militants, des intellectuels, des politiques " progressistes " qui se sont jetés dans le camp des puissants, moins pour y être salués avec un faux respect ou recevoir des petits avantages, que pour avoir l'illusion d'avoir rejoint la marche de l'Histoire.

Très longtemps après la fin des révolutions et après le déclin d'un mouvement ouvrier mis au service de nouveaux maîtres, des intellectuels d'une autre génération ont prolongé la mystification en cherchant à nous convaincre qu'aucune action n'était possible dans un monde de plus en plus dominé par le profit et le pouvoir.

Nécessité de la démocratie

Claude Lefort n'a pas attaqué les staliniens et leurs prisonniers par de grandes charges de cavalerie, mais en se plaçant au plus près d'eux, creusant ses mines dans des groupes et des revues comme Socialisme ou barbarie ou Esprit. Ce qui a convaincu beaucoup de ceux qui ne voulaient pas être des traîtres.

Le choix intellectuel le plus important pendant tout ce siècle a opposé ceux qui ne croyaient qu'au pouvoir des systèmes à ceux qui croyaient plus fortement encore à la possibilité d'agir, aussi bien contre les totalitarismes que contre les défenseurs du désordre établi et contre le parti de l'argent.

A ceux qui répétaient que l'âge des tragédies était fini, que l'intérêt avait gagné la guerre contre les convictions et les solidarités, il maintint toujours que les acteurs étaient vivants mais qu'ils avaient besoin des armes de la politique pour combattre toutes les formes de domination totale. C'est par la pensée en premier lieu qu'il a défendu la possibilité d'agir et la nécessité de la démocratie. Il est de ceux qui, après Hannah Arendt et plus encore que Raymond Aron et François Furet, ont brisé la pensée totalitaire en démontrant que l'action politique restait possible, devait être autonome et ne pouvait jamais être réduite à une idéologie au service d'intérêts.

La pensée de Claude Lefort fut avec la même force critique et affirmative. Critique quand il refusa de définir la démocratie comme le pouvoir souverain du peuple et la plaça là où le pouvoir n'appartient à personne. Au centre de sa pensée affirmative est cette redécouverte du politique qui a transféré plus que toute autre idée nouvelle le champ des sciences sociales. Nous nous sommes unis dans la défense conjointe des acteurs et des mouvements sociaux et de leur nécessaire capacité d'action politique.

La France avait refusé le concept de totalitarisme parce qu'il condamne le Parti communiste, et elle lui avait préféré l'idée d'antifascisme ; notion confuse mais qui faisait repasser le Parti communiste du bon côté de l'Histoire. C'est Claude Lefort qui, directement, comme à travers sa lecture de Soljenitsyne, et à travers l'oeuvre de Machiavel, a donné de nouveaux fondements à l'idée de démocratie, qui s'était vidée de presque tout son contenu. Quand le libéralisme répandit sur le monde son manteau couvert de faux diamants, Claude Lefort ne fut pas tenté un seul instant de suivre les gogos qui partaient en pèlerinage dans les temples de Mammon. Personne n'a pensé plus plaire et marcher plus droit. Claude Lefort restera pour beaucoup et pour moi-même la figure du Juste.

Alain Touraine

Sociologue. Auteur de " Après la crise ", Seuil, 194 p., 18 euros

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