Le plus petit canton du pays, près de Zurich, est devenu le siège de nombreuses sociétés qui y apprécient le cadre bucolique et, plus encore, la fiscalité attractive. La crise a accéléré cette immigration très sélective
Sur le parcours menant de la gare au centre d'affaires, le paysage est plutôt tristounet. Partout, des petits bâtiments de verre et d'acier, fonctionnels, sans prétention ni luxe inutile, coincés entre un lac aux rives soignées et des collines verdoyantes. Partout, des arbres et des pelouses. Située à guère plus de vingt minutes en train de Zurich, Zoug apparaît comme une bourgade banale, tranquille et industrieuse. Dominée par la haute silhouette du mont Rigi, cette cité de 20 000 âmes est un peu la " Suisse de <st1:personname productid="la Suisse" w:st="on">la Suisse</st1:personname> "...
Et puis, l'ambiance change brutalement. A l'heure du déjeuner, un flot de jeunes cadres parlant toutes les langues se déverse dans <st1:personname productid="la Bahnofstrasse" w:st="on">la Bahnofstrasse</st1:personname> et dans les ruelles de la vieille ville. Les boutiques de prêt-à-porter, les magasins de décoration et les galeries d'art prouvent la présence de ce public cossu venu d'ailleurs.
Décidément, les pistes tapies dans la brume se brouillent. Au premier étage du restaurant Glashof, auquel on accède par un ascenseur à clé, s'alignent des salles à manger privées. Protégées par de lourdes portes capitonnées, ces pièces à la moquette beige élimée, tapissées d'un vilain papier à fleurs, sentent le renfermé. Pourtant, ces locaux qui ne paient pas de mine sont un vrai lieu du pouvoir. C'est là, dans la plus grande salle, que le mystérieux Marc Rich, l'ancien roi du trading pétrolier, reçoit toujours le gratin du business international.
Le natif d'Anvers a créé sa compagnie de négoce de matières premières à Zoug, en 1973. Pendant la guerre froide, <st1:personname productid="la Suisse" w:st="on">la Suisse</st1:personname>, pays neutre, avait permis aux spéculateurs sur les matières premières de s'enrichir en bafouant les règles internationales. Il faut toujours un détonateur historique pour établir un nouveau sanctuaire de la haute finance universelle dans un coin perdu.
A lire aujourd'hui la presse internationale, Marc Rich a fait des émules. Hedge funds, firmes de capital-investissement ou officines de fructification de grands patrimoines s'installent dans le canton le plus dynamique et le plus riche de <st1:personname productid="la Conf←d←ration. Au" w:st="on">la Confédération. Au</st1:personname> cours de ces deux dernières années, plusieurs sociétés de gérance de fonds alternatifs ont quitté <st1:personname productid="la City" w:st="on">la City</st1:personname> de Londres pour cette petite ville helvète. D'après le consultant britannique Kinetic Partners, spécialiste des délocalisations, de nombreux fonds d'investissement d'Albion pourraient s'établir à Zoug dans les mois qui viennent.
" J'en étais arrivé à haïr Londres, chère, sale, polluée, pleine d'ivrognes. Ici, j'ai retrouvé un meilleur équilibre entre vie professionnelle et privée et une atmosphère plus propice à la conduite de mes affaires ", explique Karsten Schroeder, directeur général du hedge fund Amplitude. Cet Allemand de 32 ans s'est transféré à Zoug avec armes et bagages, il y a un an. Même les assauts répétés du foehn, le vent chaud hivernal qui donne la migraine, ne gênent plus l'ex-stressé du métro-boulot-dodo londonien. " Il est plus rapide et moins fatigant d'aller de Zurich à Londres que de Wimbledon à <st1:personname productid="la City" w:st="on">la City</st1:personname> ", explique notre interlocuteur qui a emporté avec lui une pointe d'humour anglais. Les bonnes voies de communication ont compté dans son choix : l'aéroport international de Zurich offre des liaisons régulières avec la terre entière.
Entrepreneurs et hommes d'affaires, mais aussi artistes et sportifs ayant élu domicile dans ces charmants villages bichonnés évoquent, jusqu'à indisposer, la qualité de vie. Mais est-ce bien sûr que le climat clément, le lac et la montagne constituent la vraie raison de cet engouement ? Personne n'est dupe.
Le vrai secret de la réussite de Zoug, c'est bien sûr sa fiscalité basse. L'impôt total, cantonal et fédéral, sur le revenu est de 23 %, soit la moitié de la moyenne suisse. Le taux frappant les bénéfices des entreprises boîtes aux lettres est inférieur à 9 %. Les gains en capital ne sont pas taxés. Les professionnels qui n'ont pas d'activité régulière peuvent négocier un forfait avec le fisc. Et on ne poursuit pas l'évasion fiscale au nom du sacro-saint " droit à la discrétion ".
Cette carotte fiscale attire les Européens nantis fuyant les vicissitudes politico-économiques. Au Royaume-Uni, leur taux d'imposition sur le revenu va passer à 50 % en avril 2010, voire à 70 % si l'on tient compte des nouvelles restrictions en matière de contribution à la retraite. De surcroît, en se réfugiant dans ce pays non membre de l'Union européenne (UE), les nouveaux venus peuvent échapper à l'arsenal pesant des réglementations communautaires, en particulier celles touchant les hedge funds, issues de la crise. Sans parler du contrôle des rémunérations, des primes et du train de vie professionnel imposé un peu partout.
Depuis 1960, la population du canton de Zoug a doublé. Plus de 80 000 personnes travaillent dans des entreprises industrielles comme de services : sièges européens de multinationales, filiales spécialisées dans la protection des brevets, sociétés de négoce et gestion alternative de patrimoines. Les enseignes de multinationales - Glencore, Xtrata, Johnson & Johnson, Northstream, etc. -, implantées dans le chef-lieu du plus petit canton de <st1:personname productid="la Conf←d←ration" w:st="on">la Confédération</st1:personname>, fleurissent. Un cinquième de ses résidents est étranger. Les enfants remplissent les quatre écoles internationales. Des services publics de tout premier ordre déroulent le tapis rouge devant cette immigration dorée.
Venues de Bruxelles, les accusations de concurrence fiscale déloyale n'émeuvent guère Bernard Neidhart, directeur de la promotion au ministère cantonal de l'économie. Un paradis fiscal, dites-vous ? " La population a voté en faveur d'un système d'impôts bas lors de consultations. Sur le plan démocratique, la législation fiscale est parfaitement légitime. Mais pour attirer les opérateurs étrangers, il faut davantage que des détaxations. "
A Zoug, la flexibilité du marché du travail - recrutements et licenciements faciles - attire des entrepreneurs par essence très mobiles. La culture sociale est peu conflictuelle. L'enregistrement d'une société par des intermédiaires attitrés - cabinets juridiques ou sociétés fiduciaires - prend une journée. Investisseurs et exilés fiscaux tirent également profit de la bataille acharnée des subventions que se livrent les " vallées de l'argent " rivales - Genève, Zurich, ou Pfäffikon, dans le canton voisin de Schwyz - pour s'attirer leurs bonnes grâces.
Autre atout par les temps qui courent, le label helvétique, synonyme de stabilité et de savoir-faire, est à nouveau vendeur. " Mes clients aiment faire des affaires avec une compagnie suisse ", souligne un banquier britannique attablé devant des filets de perche du lac.
Les scandales à répétition - recels de fortunes de tous les tyrans de la planète ou secret bancaire - ont contraint les banquiers suisses à changer leur mode opératoire. Finie l'arrogance du coffre-fort de toute la planète. Crise mondiale aidant, les deux géants, Credit Suisse et UBS, ont perdu de leur superbe vis-à-vis des déposants. " Ils ne tondent plus le client étranger comme par le passé ", insiste un opérateur. C'est aussi la raison pour laquelle les ressortissants de l'UE affluent dans ce petit pays de 8 millions d'âmes. A l'exemple du fonds spéculatif britannique BlueCrest Capital Management, le troisième d'Europe, qui a délocalisé, le 13 novembre, ses opérations de gestion d'actifs à Genève.
Des ombres planent toutefois sur un tableau aussi éclatant que les eaux du Zugersee en été. A Zoug, le bonheur des uns fait le malheur des autres. Celui des petites classes moyennes, car les nouveaux venus ont provoqué une hausse fantastique des loyers. D'où la pénurie de logements pour les moins fortunés et les anciens résidents. " Le paradis fiscal pollue tout, la politique, l'éthique et l'environnement ", se lamente le député Vert Joseph Lang, infatigable pourfendeur d'une bonne conscience trempée dans l'airain. L'écologiste crache derechef dans la fondue en montrant du doigt les liens consanguins entre élus politiques locaux et financiers : " Ce lieu indécent est le symbole de cette société suisse parfaitement autosatisfaite. "
Par ailleurs, l'expatriation n'est pas sans problème. Les célibataires s'ennuient ferme dans cet endroit aseptisé, dépourvu d'activités culturelles. Le conservatisme social ambiant est pesant. Dans ce canton catholique très collet monté, les structures et les rapports sociaux sont figés. A part le ski et l'adultère, les distractions sont rares.
<st1:personname productid="la City" w:st="on">La City</st1:personname> de Londres relativise le nouveau tropisme suisse. On ne peut pas parler d'exode mais de cas isolés, de petites firmes, disent les détracteurs de Zoug. Les partants gardent d'ailleurs toujours une antenne à Londres, Francfort ou Vienne. De surcroît, la probable victoire de l'opposition conservatrice lors des élections générales britanniques devant se dérouler d'ici à juin et le remplacement des sociaux-démocrates par les libéraux au sein de la coalition gouvernementale allemande pourraient décourager l'expropriation des grosses fortunes.
Peine perdue, Zoug ne s'en émeut pas. Installée dans un édifice baroque du XIVe siècle à deux pas du mur d'enceinte médiéval, la vénérable pâtisserie Etter offre de multiples formules de la " kirschtorte ". Spécialité locale, cette tourte crémée et meringuée est arrosée de kirsch. La force de l'alcool blanc cachée sous son apparence fruitée n'est-elle pas la plus belle publicité de ce paradis bien gourmand ?
Marc Roche
Excellent reportage. Dormez tranquille brave gens, les paradis fiscaux c’est terminé.