On admet communément un lien simple entre la compétitivité d'une économie et le niveau des salaires. Pour qu'une économie soit compétitive, il faut que le coût du travail des personnes les moins qualifiées soit faible mais que l'on puisse attirer les meilleurs dirigeants, avec les plus hautes rémunérations. Pour caricaturer, plus les bas salaires seraient bas et plus les hauts salaires seraient hauts, plus l'économie serait compétitive. La France se targue ainsi au cours des dernières années d'avoir rattrapé son retard, en ayant permis aux patrons du CAC 40 de rejoindre, voire dépasser les niveaux salariaux de leurs homologues américains ou européens. Ils n'auraient plus à rougir du niveau « ridicule » de leur rémunération. Ils seraient donc désormais reconnus à leur juste (et haute) valeur. Et la politique fiscale a été conçue pour que ce qui est vrai avant impôt le demeure après. On utilise à cet égard la même justification pour les patrons que pour les vedettes de club de football.
Depuis la faillite de la banque Lehman Brothers et la crise qui a suivi, le débat sur les rémunérations excessives s'est focalisé sur les stock-options et les bonus. Avec l'adoption de règles reposant sur un principe implicite : peu importe le niveau des rémunérations, qui peuvent être très élevées, pourvu que leur évolution suive la performance de l'entreprise, à court et à moyen termes. Celui qui contribue à améliorer la performance d'une entreprise peut prétendre à une part élevée du gain qu'il a suscité. C'est pourquoi des règles plus saines pour l'attribution des bonus et des stock-options seraient censées remettre le capitalisme sur de bons rails.
L'analyse de la rémunération des patrons des 90 sociétés qui composent l'indice représentatif des « petites » capitalisations françaises (le Small 90), avec un chiffre d'affaires moyen de 375 millions d'euros, montre toutefois que le capitalisme français reste loin du compte. Leurs patrons sont presque exclusivement des hommes (3 femmes sur 90 !) dont la rémunération médiane (fixe + variable) s'est élevée à 299.000 euros en 2008. Seulement 13 % d'entre eux ont reçu des stock-options ou des actions gratuites cette année-là. Surprise troublante : moins l'action de l'entreprise a progressé depuis 2001, plus le patron a gagné d'argent en 2008.
Qu'on en juge, en ayant à l'esprit qu'un portefeuille composé de l'ensemble de ces sociétés (l'indice) s'est apprécié de 54 % sur la période analysée. Les 9 actions qui ont le plus progressé depuis 2001 (+ 640 % d'appréciation moyenne) sont celles des 9 patrons les moins bien payés (203.000 euros en 2008) Et les 9 actions suivantes, pour leur gain au cours de la même période (+ 160 %) correspondent au deuxième groupe des patrons les moins bien rémunérés (236.000 euros en 2008). A l'autre extrême : les 9 actions les moins performantes (76 % de dépréciation moyenne depuis 2001) sont celles des 9 patrons les mieux payés en 2008, avec 675.000 euros en moyenne. Et le deuxième groupe des actions les moins performantes (-54 %), rassemble le deuxième groupe des patrons les mieux payés (438.000 euros ).
Le constat est sans appel : dans ces entreprises représentatives des petites sociétés cotées françaises, à quelques exceptions près, le niveau de rémunération des patrons est inversement proportionnel à la création de valeur pour l'actionnaire.
Cette déconnection entre les rémunérations et les performances apporte un nouvel éclairage à un problème réel. Comment admettre qu'un dirigeant soit aussi nettement mieux payé que ses pairs, alors que les actionnaires se sont appauvris ? Comment comprendre qu'au nom de la rentabilité exigée par les actionnaires on demande à la quasi-totalité des salariés d'une entreprise de faire des efforts et de modérer leurs demandes d'augmentation de salaire si le premier d'entre eux perçoit une rémunération sans rapport avec le service qu'il rend aux actionnaires ?
Cette analyse révèle probablement aussi un problème de gouvernance. Car la quasi-totalité des entreprises dans lesquelles nous observons cette corrélation inverse et choquante dit respecter les prescriptions du code de gouvernement d'entreprise élaboré par l'Adep et le Medef. Comment peut-on qualifier de bonne gouvernance un système qui déconnecte de manière aussi systématique la rémunération des dirigeants de celles de la performance boursière de l'entreprise ?
Au moment où plusieurs enquêtes sont réalisées pour savoir si différentes professions se sentent payées à leur juste valeur (enseignants, médecins, entrepreneurs...) voilà une catégorie au sein de laquelle il y a une manière partielle mais objective de répondre à la question. Il n'y a pas de logique de valeur dans l'échelle des rémunérations des dirigeants des 90 entreprises étudiées.
On peut aller plus loin et passer des petites sociétés cotées à la société tout entière. Certaines rémunérations ont flambé dans une période où la croissance était faible et où la pauvreté avait cessé de reculer. C'est ce qui nous avait conduits, en 2005, dans le rapport qui proposait la création du RSA, à proposer de « solidariser » les hautes rémunérations aux performances sociales de l'économie. Dans la nouvelle équation sociale, nous écrivions que la part variable des principaux dirigeants d'entreprises pourrait tenir compte à la fois des résultats spécifiques de l'entreprise et d'autre part d'indicateurs sociaux de la nation (précarité, pauvreté, activité). A l'époque, cela avait fait sourire !
Si la rémunération d'un dirigeant d'entreprise doit être fonction de la valeur qu'il crée pour les actionnaires, alors cette règle n'est manifestement pas respectée. S'il y a d'autres valeurs que la valeur boursière qui justifient les hautes rémunérations de certains dirigeants -un meilleur service rendu à la société tout entière, aux salariés, aux clients ? -leur existence ne va pas de soi et devrait être démontrée et mesurée. Il y a donc encore beaucoup à faire pour remettre de la logique, du bon sens, de l'ordre et de la justice dans les rémunérations des dirigeants d'entreprise. Pas seulement au nom d'un impératif moral, mais au nom de l'efficacité économique et sociale. Un beau chantier pour 2010.