Quelle différence entre l'année passée et celle-ci ! Il y a tout juste un an, au début de l'été 2009, la croissance économique redevenait positive et l'on pouvait croire le spectre de 1929 écarté. L'enthousiasme des économistes était palpable : on avait tiré les leçons des années 1930 et évité la catastrophe. Et puis, patatras ! La crise grecque a réveillé de vieux démons qu'on croyait endormis. L'incapacité de l'Europe à apporter rapidement une solution raisonnable à la crise, alors même qu'elle disposait d'un interlocuteur grec désireux de bien faire, a fait brutalement craindre le pire : le défaut d'un Etat membre et le risque d'une contagion qui mette en péril la zone euro tout entière. Dix-huit mois après avoir éclaté à Wall Street, la crise financière a atteint l'Europe, comme dans les années 1930...
C'est en effet en mai 1931 que la faillite de la plus grande banque autrichienne, le Credit-anstalt, a fait basculer l'Europe dans le drame. Venant immédiatement au secours de son principal établissement financier, la Banque d'Autriche perd un tiers de ses réserves. Elle demande un soutien au seul pays excédentaire de la région, la France. Les Français exigent des contreparties politiques - pour empêcher un rapprochement austro-allemand - qui retardent la résolution du problème. Les mouvements de capitaux s'affolent. La livre est menacée et le Royaume-Uni doit renoncer à défendre sa parité-or en septembre. Le chancelier allemand Bruning fait voter un budget à l'équilibre, au plus fort de la crise. L'Allemagne s'enlise davantage dans la récession. Les espoirs d'une reprise, frémissante au début de l'année 1931, s'envolent...
Les théoriciens de la Grande Dépression tiennent le régime de l'étalon-or comme l'un des principaux facteurs d'explication de cette séquence fatale (sur tous ces points, lire le tout récent livre de Pierre-Cyrille Hautcoeur, La Crise de 1929 (La Découverte, 2009). C'est la peur de perdre la convertibilité de leur monnaie en or qui explique pourquoi les pays ont multiplié ce qui apparaît aujourd'hui comme des erreurs de politique économique. C'est parce qu'ils ne pouvaient pas dévaluer qu'ils ont pris des mesures protectionnistes. C'est parce qu'ils craignaient pour leurs réserves de change qu'ils ont tardé à renflouer leurs banques. C'est parce qu'ils voulaient rassurer les marchés financiers qu'ils ont mené à contretemps des politiques de -rigueur... A preuve, la croissance revient dès que les pays abandonnent l'étalon-or. Au Royaume-Uni à partir de 1931, aux Etats-Unis à partir de 1933, en France à partir de 1936...
Par un étonnant détour, la crise actuelle fait redécouvrir la logique qui fut alors à l'oeuvre. L'euro remplaçant l'or, une surenchère se déploie, aujourd'hui comme hier, à qui restaurera le plus vite l'équilibre de ses finances publiques. Pourquoi cette inquiétude soudaine ? Deux craintes sont à l'oeuvre, dont la logique semble proche, mais qui doivent être soigneusement distinguées.
La première crainte tient aux effets négatifs des déficits courants sur la croissance future. Enoncé en ces termes, le risque est très exagéré. Même à considérer un pays dont le déficit est très élevé, disons de 10 % du produit intérieur brut (PIB), comme les Etats-Unis aujourd'hui, quel est le coût d'attendre disons deux ans de plus pour commencer le processus de consolidation ? Aux taux d'intérêt actuels (3 % sur dix ans), le coût s'élèverait initialement à 0,6 % du PIB, ce qui n'est pas négligeable, mais reste dans l'épaisseur du trait. Avec des déficits de 5 % du PIB, comme en Allemagne ou en Italie, le coût serait presque invisible.
L'autre crainte tient au précédent créé par la Grèce : le risque que les agences de notation dégradent les notes des pays en déficit. Ce n'est plus l'ampleur de la dette qui devient préoccupante, mais le taux d'intérêt auquel elle est refinancée. Le risque devient celui d'un effet boule de neige : les marchés perdent confiance dans un pays, la prime de risque augmente, le poids des intérêts aussi, et ainsi de suite. Pour éviter cette spirale, on tombe alors dans un autre piège : pour ne pas être pénalisé par les marchés, on recourt à la rigueur, laquelle casse la croissance, ce qui oblige à être plus rigoureux encore pour atteindre les objectifs de réduction des déficits initiaux.
Pour briser cette double spirale, les Etats doivent se fixer des objectifs qui rassurent à terme, sans briser la croissance aujourd'hui. Dans le cas européen, on ne le répétera jamais assez, l'objectif ne devrait pas être de revenir sous la barre des 3 % d'ici à 2013. Comment y parvenir si la croissance ralentit en 2011 et 2012 ? Il faut fixer des objectifs de réduction des " déficits structurels ", plus faibles que ceux qui sont observés car prenant en compte le manque à gagner dû à la crise.
La Commission européenne reproche ainsi à la France de prévoir une croissance irréaliste, de 2,5 % dès l'an prochain. Qui peut y croire en effet ? Mais le problème ne devrait pas être celui-là. Le rôle de la Commission doit être d'imposer une norme de déficit corrigé des effets de la crise, graduant ainsi l'effort à proportion du retour à la croissance. Ce n'est plus un débat d'experts. C'est devenu une question vitale pour sortir de la crise.
Daniel Cohen