• Espagne : cinquante-trois réformes en trente-cinq ans

    Espagne : cinquante-trois réformes en trente-cinq ans

    La multiplication des contrats temporaires et la crise de l’immobilier ont placé l’Espagne au premier rang des pays européens en matière de chômage.

    Manuel V. Gómez El País

    Si l’Espagne a des problèmes qu’elle n’a toujours pas résolus en près de trente-cinq ans de démocratie, le chômage en est indéniablement l’un des principaux. Le pays a pris la mauvaise habitude d’avoir un taux de chômage supérieur à 10 %. Et, à trois reprises, il a même franchi la barre des 20 %. Année après année, les sondages officiels font figurer le chômage en tête des préoccupations des Espagnols. Il y a de quoi. Un coup d’œil rapide sur les conséquences de la crise suffit à comprendre : plus de 2 millions d’emplois détruits, 4,6 millions de chômeurs, 3,2 millions de personnes qui perçoivent des allocations, un taux de chômage chez les jeunes qui dépasse les 40 %…

    Derrière ce sombre tableau se cachent l’éclatement de la bulle immobilière et le poids des contrats temporaires. Face à cette situation, la nécessité de réformer le marché du travail s’est peu à peu imposée [voir page suivante]. Le gouvernement en a fixé l’objectif principal : faire baisser le nombre de contrats précaires, un recours possible pour les employeurs qui a fini par devenir la norme, a induit une hausse très rapide du chômage et considérablement alourdi son coût – passé en deux ans d’environ 15 milliards d’euros à 34 milliards en 2009. “A long terme, le poids des contrats temporaires n’est pas acceptable. En outre, cela a mis en évidence une grande injustice qui frappe surtout les jeunes”, note Josep Oliver, professeur d’analyse économique à l’Université autonome de Barcelone (UAB). “Ces contrats temporaires facilitent [leur] licenciement.” Et cette facilité a porté un coup dur aux caisses de l’Etat. Si les dépenses pour l’emploi représentaient 1,4 % du PIB en 2007, elles sont passées à 3,2 % en 2009 et pourraient atteindre 3,9 % cette année. Les cotisations chômage ont cessé de couvrir ces dépenses en 2008, et ce sont les impôts qui financent le reste.

    Peut-on maintenir ce coût alors que tout indique que le taux de chômage devrait rester élevé pendant plusieurs années ? “Bien sûr que l’on peut !” tranche Paloma López, responsable de l’emploi au syndicat Commissions ouvrières. “C’est faisable s’il y a une volonté politique”, répond, catégorique, Jesús Caldera, ministre du Travail de José Luis Rodríguez Zapatero lors de la précédente législature. Et volonté politique, il y a. Au moment de choisir, Zapatero a préféré couper dans les travaux publics, la fonction publique et les retraites, mais il a refusé de toucher aux chômeurs. A l’été 2009, il a même créé pour eux une nouvelle allocation. “Cela n’aurait pas de sens de revenir dessus maintenant”, ajoute Manuel Pimentel, qui fut ministre du Travail du temps de José María Aznar.

    Mais si les politiques rejettent cette éventualité, les analystes sont plus nuancés. “C’est une charge très lourde d’un point de vue financier”, explique Angel Laborda, directeur du Panel de conjoncture de la Fondation des caisses d’épargne. “Il y a une règle économique qui dit que des prestations chômage élevées se traduisent par un chômage structurel élevé. Mais, ajoute-t-il, il faudrait réformer le système à un moment où le chômage est moins élevé.”

    Pour Ignacio Zubiri, professeur de finances publiques à l’université du Pays basque (UPV), les dépenses d’indemnisation chômage sont non seulement soutenables, mais nécessaires. “Quand nous étions en excédent budgétaire [avant 2008], ce coût représentait 1,4 % du PIB ; et, l’an dernier, il a tout juste dépassé 3 %. La différence est d’un point et demi, alors que le déficit total est passé à 11,2 %, ce qui veut dire que ces dépenses ne contribuent au déficit qu’à hauteur de 10 %.” Zubiri rejette les théories selon lesquelles les allocations stimulent le chômage. Josep Oliver aussi. “L’histoire du marché du travail espagnol n’étaye pas cette thèse. En outre, les aides les plus basses ne dépassent pas 420 euros par mois, une misère”, explique-t-il.

    Valeriano Gómez, ancien directeur de l’emploi, lui, réformerait bien cet aspect du marché du travail espagnol. Sa solution, toutefois, ne consiste pas à toucher aux dépenses mais aux re­cettes. Il préconise que les employeurs payent davantage de cotisations chômage pour les CDD et moins pour les CDI. Sa proposition a aussi pour but de combattre le problème numéro un du marché du travail : la précarité.

    S’il y a une date clé pour le marché du travail espagnol, c’est 1984, l’année où le premier gouvernement socialiste de Felipe González permit le recours aux contrats temporaires. Ce fut une arme efficace à court terme mais dévastatrice à long terme. Les contrats temporaires et l’effondrement du secteur immobilier ont formé un ­cocktail explosif. Sur les plus de 2 millions d’emplois détruits, 1,6 million étaient temporaires.

    Le fort taux d’emplois temporaires explique bien des maux dont souffre le marché du travail. La réforme de 2006 a réussi à l’atténuer mais c’est la crise qui lui a porté le coup de grâce. Ce taux a chuté à 25 %, ce qui reste élevé. C’est cela qui explique que des mécanismes d’enrayement du chômage comme la réduction de la journée de travail n’aient pas fonctionné en Espagne.

    “Le coût du licenciement est un sujet tabou”

    Le gouvernement a donc désigné les contrats temporaires comme l’ennemi à abattre. “La dualité entre travailleurs en CDI et précaires constitue le problème structurel le plus grave de notre marché du travail”, dit l’un des textes qui se trouvent sur la table du dialogue social. Experts, organismes internationaux, politiques et syndicats s’accordent sur ce point. Mais à partir de là commencent les divergences. Il n’y a consensus ni sur les causes ni sur les solutions. “Le coût du licenciement est un sujet tabou”, souligne Angel Laborda, dans les PME, c’est une question importante. C’est un frein à l’embauche.” Cette thèse est partagée par les services d’études des banques, le FMI, l’OCDE et la Banque d’Espagne. Pour Miguel Angel Malo, économiste du travail à l’université de Salamanque, le problème n’est pas le coût du licenciement. Il reconnaît qu’il est élevé comparé aux autres pays européens. Mais, selon lui, il n’a pas une grande incidence à moyen terme sur la création d’emplois. Il en a une en revanche sur sa dynamique. Si le coût du licenciement est faible, le chômage n’est pas en dents de scie ; s’il est élevé, on crée des emplois qui sont vite détruits. “Nous ne voulons pas toucher aux acquis mais tout ce qui permet d’harmoniser les droits des CDD et des CDI est une bonne chose”, explique le député José Ignacio Echániz, porte-parole du Parti populaire [droite] pour l’emploi. Pour lui, les contrats temporaires sont une conséquence de la rigidité excessive du contrat à durée indéterminée. Florentino Felgueroso, chercheur à la Fondation d’études d’économie appliquée (FEDEA), est encore plus explicite. Il est partisan d’un contrat unique avec une indemnisation évoluant avec l’ancienneté.

    Les syndicats ont d’autres idées en tête. S’ils admettent la possibilité que l’Espagne adopte le modèle autrichien, qui allège les coûts de licenciement sans pour autant léser les travailleurs en termes d’indemnisation, ils ne pensent pas que cela doive être l’arme principale. Il faut “revenir aux causes”, résume Paloma López, des Commissions ouvrières. La législation du travail en Espagne exige que les contrats temporaires soient justifiés. C’est-à-dire qu’ils aient une cause et ne soient pas la porte d’entrée sur le marché du travail et la salle d’attente de l’emploi à durée déterminée. Or la réalité est en porte-à-faux avec la loi. “Le système espagnol est assez strict, mais il n’est pas respecté”, résume Jesús Caldera. L’ancien ministre réclame davantage de contrôle.

    La précarité est responsable d’un autre grand problème de l’emploi en Espagne, sa faible productivité. Entre 1995 et 2008, elle ne s’est accrue que de 0,51 %, contre 1,88 % aux Etats-Unis et 1,5 % en Allemagne. Pour Florentino Felgueroso, les contrats temporaires y sont pour beaucoup car les employeurs n’investissent pas dans la formation de ces travailleurs et ces derniers ne la réclament pas. “Il faut améliorer les politiques actives de l’emploi”, juge pour sa part Ignacio Zubiri.

    Sur ce point, estime la directrice de l’emploi Maravillas Rojo, l’Espagne a un défi à relever. “Il faut lier les politiques actives aux prestations”, reconnaît-elle. “Le processus de placement et de réinsertion des travailleurs n’est pas aussi efficace que dans d’autres pays”, note Raymond Torres, directeur de l’Institut international d’études sociales du Bureau international du travail (BIT). Agir dans cette direction est d’ailleurs ce que recommande depuis quelques années l’OCDE dans ses rapports sur l’emploi.

    Pour atteindre ce but, nul besoin d’une grande réforme, il suffit d’utiliser correctement les mécanismes existants. La 53e réforme du marché du travail espagnol depuis le retour de la démocratie est nécessaire, plus que jamais. Tout en sachant qu’elle peut régler des problèmes mais ne pas créer d’emplois.

    Décisions

    Le gouvernement Zapatero adoptera son projet de réforme du marché du travail le 16 juin. Faute d’accord avec les partenaires sociaux, ces mesures feront ensuite l’objet de décrets. L’une des pistes envisagées est de ramener l’indemnité de licenciement de 45 à 33 jours de salaire par année d’ancienneté. En contrepartie, les contrats temporaires seraient mieux encadrés. Réclamée par le FMI et par l’Union européenne, cette réforme est rejetée par les syndicats, qui se préparent à la grève générale.


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