• Quand kibboutz rime avec capitalisme

    Quand kibboutz rime avec capitalisme

    Nombre de fermes collectives israéliennes ont renoncé à leurs idéaux égalitaires. Certaines sont même cotées en Bourse.


    Le kibboutz Nachshon

    Tobias Buck | Financial Times

    Niché au milieu des collines, en plein cœur d’Israël, le kibboutz Nachshon égrène ses modestes maisons entre les champs et les jardins. En cette fin de matinée, le calme est à peine rompu par le passage d’un tracteur et par les enfants revenant de la garderie. A première vue, c’est l’image parfaite du kibboutz israélien, ce modèle de ferme collective propre à l’Etat hébreu. Mais, en réalité, Nachshon a connu ces quatre dernières années une révolution économique et sociale à laquelle n’ont pas survécu la plupart des grands idéaux socialistes et des pratiques égalitaires caractéristiques de cette expérience communautaire. Et la vie des kibboutznikim a changé du tout au tout.

    Agée de 55 ans, Jane Ozeri a quitté son Angleterre natale il y a trente ans, attirée par le mélange unique de socialisme et de sionisme qu’incarnait ce mouvement. “J’avais été séduite par l’idée que tous les individus étaient égaux et que chacun prenait soin des autres”, se souvient-elle. A l’époque, elle travaillait partout où l’on avait besoin d’elle : dans la cuisine commune, dans les champs, à la coopérative d’élevage de poulets ou à l’école. Les kibboutznikim ne touchaient pas de salaire et percevaient simplement une modeste allocation mensuelle équivalant plutôt à “de l’argent de poche”. La communauté fournissait en revanche gratuitement le logement, la nourriture, l’éducation, les vêtements, les soins médicaux, les transports et même les cigarettes. Lorsque Jane Ozeri voulait rendre visite à sa famille en Angleterre, l’assemblée du kibboutz se réunissait pour débattre de sa requête et décidait, à l’issue d’un vote, d’acheter ou non son billet d’avion.

    Aujourd’hui, Jane Ozeri exhibe une carte de visite la présentant comme la “coordinatrice des ventes internationales” d’Aran Packaging, une société de production d’emballages pour liquides alimentaires. Installée dans le kibboutz – et contrôlée par ses membres –, cette entreprise affiche un chiffre d’affaires de près de 28 millions d’euros par an et exporte ses produits vers 35 pays. Jane Ozeri reçoit désormais un salaire, que non seulement elle a le droit de garder pour elle, mais qui est aussi très supérieur à celui des ouvriers agricoles et des opérateurs de la chaîne de fabrication du kibboutz. D’après elle, l’échelle des rémunérations d’Aran Packaging est similaire à celle des autres sociétés du secteur privé. Le principe d’égalité a lui aussi été quelque peu réaménagé. De nombreuses tâches, comme les corvées de plonge, dont s’acquittaient tous les membres indépendamment de leur niveau d’éducation ou de leur origine sociale, sont désormais confiées à des employés extérieurs à la communauté.

    Environ 10 % de la production industrielle d’Israël

    Aujourd’hui, bon nombre de kibboutzim sont propriétaires d’entreprises florissantes qui fonctionnent exactement comme leurs concurrentes privées – notamment dans le secteur du tourisme. Et certains d’entre eux ont pleinement embrassé l’idéologie capitaliste : 22 sociétés sont actuellement cotées en Bourse à Tel-Aviv, New York et Londres. Avec un chiffre d’affaires annuel équivalant à 7 milliards d’euros, les entreprises des kibboutzim représentent près de 10 % de la production industrielle d’Israël.

    La transformation de ces bastions du socialisme en coopératives capitalistes est avant tout le reflet d’une profonde évolution de la société israélienne. Alors que son économie commençait à prospérer, dans les années 1980, le pays s’est progressivement détourné de l’éthique frugale du socialisme qui avait dominé dans les premières années suivant sa création. Les kibboutzim n’ont pas été épargnés par cette mutation. “Ils n’ont jamais été coupés du reste de la société”, explique Shlomo Getz, directeur de l’Institut de recherche sur le kibboutz à l’université de Haïfa. “Les valeurs et le niveau de vie ont changé en Israël. Et bon nombre de kibboutznikim ont voulu avoir les mêmes choses que leurs amis de l’extérieur.” “Les gens voulaient contrôler davantage leur vie et leurs finances, confirme Jane Ozeri. Ils voulaient décider pour eux-mêmes, avoir leur propre voiture et leur propre téléphone. C’est très difficile de vivre en communauté. C’est très exigeant.”

    A la même époque, le mouvement a subi un autre choc. Désireux de diversifier leurs activités en dehors de l’agriculture, de plus en plus de communautés se sont lancées dans l’industrie. Faute de capitaux et d’expérience en gestion, certaines de ces entreprises ont perdu beaucoup d’argent et se sont surendettées. Résultat : en 1985, le gouvernement a dû les renflouer – et toute la philosophie économique du système a été remise en question. “Alors que la société israélienne avait toujours considéré les kibboutznikim comme une élite, ces derniers ont alors été perçus comme un simple groupe d’intérêts dépendant des fonds publics”, commente Shlomo Getz. En réaction à cette crise, de nombreux kibboutzim ont commencé, dans les années 1990, à se transformer en sociétés privées. Depuis, la tendance s’est accélérée. A Nachshon, le collectivisme a ainsi été abandonné en 2006.

    Dans un kibboutz dit “démutualisé”, les membres peuvent garder leur salaire, mais, en contrepartie, ils doivent payer tous les biens et les services que la communauté leur fournissait auparavant gratuitement. Souvent, les kibboutznikim préfèrent faire eux-mêmes leur cuisine et leur lessive plutôt qu’utiliser les équipements collectifs. Même le réfectoire – qui était pourtant le cœur de la communauté, le lieu où les membres se rencontraient, mangeaient ensemble et discutaient quotidiennement – a été victime de la démutualisation : dans bien des cas, le repas en commun a été purement et simplement supprimé, faute de participants.

    Les principes fondateurs n’ont toutefois pas tous été balayés. Les maisons, les terres et les outils de production sont toujours propriété de la collectivité. Les coopératives transformées en sociétés privées ont également mis en place un “filet de sécurité”. Alimenté par des contributions individuelles, ce dispositif permet d’assurer à chacun un revenu minimal – à défaut d’être égal.

    Et, bien que leur nombre ne cesse de diminuer, 65 kibboutzim, sur un total de 262, fonctionnent encore selon le modèle traditionnel ; 188 ont été totalement démutualisés et 9 ne l’ont été que partiellement. Peu de gens, toutefois, contesteraient la manière dont Jane Ozeri résume l’évolution du mouvement.“A présent, explique-t-elle, nous sommes juste comme tout le monde.”

    100 ans

    C’est en 1910 que le premier kibboutz, Degania, a été créé, près du lac de Tibériade, par des Juifs originaires de Russie. En février 2007, ses membres ont décidé à une écrasante majorité (85 % des voix) de transformer la coopérative en société privée et de mettre en place des salaires différenciés. Surnommée la “mère des kibboutzim”, Degania pratique toujours l’agriculture. Mais l’essentiel de ses revenus provient de la société Toolgal, créée dans les années 1960, qui fabrique des outils pour la taille du diamant.


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