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Ecureuil: un «conduit» vers 500 millions de pertes
Ecureuil: un «conduit» vers 500 millions de pertes
14 Novembre 2009 Par Laurent Mauduit
Radios, télévisions et presse écrite ont beaucoup parlé des 751 millions d'euros perdus dans le courant du mois d'octobre 2008 par les Caisses d'épargne. Mais personne, ou presque, ne s'est intéressé à une autre affaire, presque identique, celle du «Conduit Sémillon», qui a fait perdre à la banque pas loin de 435 millions d'euros. Et peut-être plus encore: 500 millions d'euros. C'est Le Canard enchaîné, le 26 août, sous la signature du journaliste Hervé Lifran, qui a révélé l'histoire. Mais elle est aussitôt tombée dans l'oubli : pas une ligne, pas un commentaire! Evoquée récemment par Mediapart (dans cet article), elle est pourtant très instructive. Nous avons donc décidé de mener notre propre enquête sur ce mystérieux «Conduit Sémillon»; et ce que nous avons découvert vient compléter le tableau qui commence à transparaître des trois premiers volets de notre enquête sur les Caisses d'épargne: la banque a multiplié les erreurs ou les dysfonctionnements, sans que les autorités de contrôle ou de tutelle y mettent bon ordre. Du moins suffisamment tôt pour que la catastrophe prévisible ne soit évitée.
Qu'est-ce donc qu'un « conduit » ? Et qu'est donc ce « sémillon » ? Voici la réponse d'un responsable de haut niveau des Caisses d'épargne, qui a suivi l'affaire de bout en bout : « Un conduit est ce qu'on appelle dans le jargon financier anglo-saxon un “Special Investment Vehicule”, c'est-à-dire une société ad hoc dont le seul objet est d'investir dans des actifs (financiers mais pas seulement). Le “jeu” consistait à ne pas consolider ce conduit dans le bilan de la banque qui avait initié cette opération. L'absence de consolidation nécessite un accord des commissaires aux comptes, celui-ci n'étant possible que si la banque démontre qu'elle n'exerce pas de contrôle ni ne reçoit la majorité des bénéfices et des risques du conduit. D'où la complexité du montage car il faut démontrer que la banque n'a pas le contrôle du conduit, n'en reçoit pas la majorité des profits et n'en supporte pas les risques alors même que, justement, la banque veut tirer le maximum de profit de l'opération... En gros, on veut tout et son contraire. L'ironie de l'histoire est que la crise a montré que la banque supportait bien tous les risques du conduit et qu'il aurait fallu consolider le conduit au premier jour. »
En clair, un conduit, c'est l'une de ces martingales magiques, dont raffolaient avant la crise financière beaucoup de grandes banques ou établissements financiers. Une opération hautement dangereuse mais aussi, si tout se passait bien, hautement rémunératrice. « L'absence de consolidation, poursuit notre expert, n'avait que des avantages: un conduit sortait des écrans radar des entités de contrôle (internes ou externes) puisqu'il n'apparaissait pas dans le bilan et, surtout, il ne nécessitait pas d'immobiliser de fonds propres. En clair, une opération discrète qui ne nécessite aucune mise de fonds de la part de la banque mais procure un profit lui bien réel, tout au moins jusqu'au jour où tout se dérègle. »
Car un conduit, comme les autres produits toxiques, peut comporter bien des écueils: «Le jour où on s'aperçoit que les actifs sont pourris, plus personne ne veut s'occuper de la poubelle qu'est devenu le conduit et les actifs reviennent dans la banque via une consolidation dans le bilan mais avec une décote de 30 à 40%, ce qui, appliqué à des milliards d'euros d'actifs, peut faire beaucoup d'argent... »
Et Sémillon, c'est quoi ? Tous les œnologues le savent : c'est un cépage de vigne blanc très utilisé dans le Bordelais, notamment dans le vignoble de Sauternes – un vin un tantinet liquoreux qui monte assez vite à la tête...
Si les noms de « conduit » et de « Sémillon » ont été accolés l'un à l'autre, c'est que la direction des Caisses d'épargne a eu l'idée de construire l'un de ces conduits financiers risqués dans le climat d'euphorie financière d'avant la crise, en espérant toucher le jackpot. Au diable les risques, pourvu qu'on ait l'ivresse... financière ! Puis l'histoire du conduit Sémillon a mal tourné. Il n'y a pas eu l'ivresse. Juste la gueule de bois.
C'est, selon les documents confidentiels que Mediapart a pu consulter, en juin 2005 que l'histoire commence. <st1:personname productid="La Dresdner Bank" w:st="on">La Dresdner Bank</st1:personname> vient proposer aux Caisses d'épargne de monter pour son compte un conduit. Le projet a un premier nom de code : il s'agit du « Conduit Café », assez vite rebaptisé, « Conduit Sémillon ».
Pourquoi la banque allemande a-t-elle l'idée de faire cette suggestion ? « A cette époque, raconte notre expert, dans un milieu traditionnel comme les Caisses d'épargne, dont le métier historique est de collecter les dépôts du livret A (ce qui ne demande pas de compétences extraordinaires), les directeurs financiers des Caisses n'ont pas la compétence et ne comprenaient rien aux produits que les Goldman Sachs, UBS, Société générale, etc., venaient leur vendre. Les traders des salles de marché des grandes banques d'affaires animaient les soirées de la “jet set” financière en racontant les horreurs qu'ils avaient réussi à vendre aux Caisses d'épargne et la confortable commission qu'ils avaient prise au passage. »
Les Caisses d'épargne n'avaient pourtant aucun intérêt à répondre à ces sollicitations. Et pourtant, elles vont y céder, au moment précis où commence la procédure disciplinaire lancée par <st1:personname productid="la Commission" w:st="on">la Commission</st1:personname> bancaire, en juillet 2005. Elles vont finaliser le projet, en 2006, alors qu'elles viennent de se voir infliger une très lourde sanction (un blâme, et une amende de 1 million d'euros) par cette même Commission bancaire et qu'elles viennent de prendre des engagements formels d'améliorer leurs procédures de contrôle des risques d'ici la fin de l'année 2006.
Elles vont y céder pour une raison qui retient l'attention. A l'époque, le mutualisme est souvent présenté comme ringard, dans le monde de la banque et au-delà. La modernité vient des marchés, tout particulièrement des marchés anglo-saxons. Alors, les Caisses d'épargne, qui ont rompu avec <st1:personname productid="la Caisse" w:st="on">la Caisse</st1:personname> des dépôts et se sont lancées dans la folle aventure de Natixis, ne veulent pas être à la traîne. Puisque toutes les banques ou presque ont leur « conduit », elles veulent avoir le leur.
C'est d'ailleurs de là que vient le nom de baptême de ce fameux conduit. Puisque le Crédit agricole a eu l'idée de baptiser ses produits titrisés hyper complexes du noms de cépages connus (« Chardonnay », « Merlot »...), il vient à l'idée des Caisses d'épargne de suivre cet aussi bel exemple et de baptiser son conduit du joli nom de « Sémillon ». Histoire de ne pas paraître plus archaïque que les autres...
Cette histoire du Conduit Sémillon est donc symbolique à un double titre. Symbolique des dysfonctionnements des Caisses d'épargne, et symbolique aussi des défaillances du gendarme bancaire, qui n'a rien vu venir. Car au moment précis où <st1:personname productid="la Commission" w:st="on">la Commission</st1:personname> bancaire tente de ramener de l'ordre et de la transparence dans la gestion du compte propre des Caisses d'épargne, elles se lancent dans une aventure financière pour tenter de «spieler», comme disent les traders, de jouer avec ce même compte propre.
En 2005, elles envisagent donc le conduit Café/Sémillon. Puis, en 2006, les choses s'accélèrent. Malgré la sanction de <st1:personname productid="la Commission" w:st="on">la Commission</st1:personname> bancaire, la direction des Caisses d'épargne lance une grande réflexion intitulée « Dynamisation de la gestion financière », dont le but affiché est d'augmenter les profits financiers des Caisses d'épargne et de <st1:personname productid="la CNCE" w:st="on">la CNCE</st1:personname> pour compenser l'incapacité des Caisses à rentabiliser leur métier traditionnel de banquier. « Le scénario est classique, explique notre expert : une banque supporte des coûts importants et n'arrive pas à réduire son train de vie ; sa rentabilité est donc faible ; toutefois, elle dispose de réserves accumulées importantes et se met donc à “jouer en bourse” pour faire des profits financiers et afficher ensuite une rentabilité globale correcte. C'est exactement le cas des Caisses d'épargne en France mais aussi celui de nombreuses banques régionales allemandes. A l'inverse, les Caisses du Crédit agricole ou les Banques populaires régionales géraient mieux leur métier traditionnel, dégageaient une meilleure rentabilité et n'avaient donc pas besoin (ou moins) de s'aventurer sur des opérations financières complexes. Un tel objectif d'augmentation des profits financiers par rapport au métier traditionnel de banquier signifie une prise de risque importante sur des montages financiers complexes. »
Notre expert ajoute : « Comme beaucoup de banques, les Caisses d'épargne se mettent alors à investir dans les fameux actifs toxiques qui exploseront quelques mois plus tard pendant la crise financière. <st1:personname productid="la CNCE" w:st="on">La CNCE</st1:personname> n'est pas en reste et s'autorise pour elle-même des opérations encore plus complexes (et dangereuses) que celles qu'elle accepte pour les Caisses, notamment le "Conduit Sémillon", les stratégies dites de "Negative Basis", et les stratégies de volatilités, ces dernières ayant conduit à la perte des 751 millions d'euros d'octobre 2008. »
A la mi-2006, le principe du conduit Sémillon est donc définitivement acté. Mais comme c'est souvent le cas aux Caisses d'épargne, il n'y a pas de trace écrite du directoire de la banque autorisant l'opération. Une ligne de liquidité de 1 milliard d'euros n'en est pas moins dégagée au profit de ce véhicule financier. Puis, au début de 2007, la ligne de liquidité est portée à 2 milliards d'euros. Progressivement, le conduit Sémillon deviendra un véhicule hypercomplexe, baptisé portefeuille « Divstrat » (pour: diverses stratégies) et constitué de pas loin d'une centaines de lignes, avec dans son portefeuille des tranches aussi nombreuses qu'obscures de titrisations, portant des noms abscons pour les profanes : Trust prefered securities, CLO de leveraged loans, Collateralised swaps obligations...
La suite de l'histoire, on la devine: après la faillite de la banque Lehman, aux Etats-Unis, le 15 septembre 2008, la crise financière mondiale se creuse d'un seul coup, et un mouvement de panique se répand sur toutes les grandes places financières. A la fin du mois de novembre suivant, <st1:personname productid="la CNCE" w:st="on">la CNCE</st1:personname> est alors obligée de « consolider » en catastrophe le conduit Sémillon, c'est-à-dire, de le faire apparaître dans ses comptes. Or, l'opération est doublement catastrophique. Catastrophique d'abord, parce que l'opération avait été menée confidentiellement, sans l'accord formel du directoire, après délibération – ce qui était absolument impératif, compte tenu des montants engagés ; d'un seul coup, elle devient donc connue de tous, y compris de <st1:personname productid="la Commission" w:st="on">la Commission</st1:personname> bancaire qui jusque-là n'y avait vu que du feu. Et puis surtout, l'opération ne peut se faire qu'avec une formidable décote, de 20% à 40% selon les actifs. En clair, la direction des Caisses d'épargne comprend alors qu'elle va devoir afficher de formidables pertes.
Quelles sont ces pertes ? A la fin de 2007, un premier bilan fait apparaître des pertes qui atteignent déjà 187,586 millions d'euros, selon un bilan confidentiel réalisé à l'époque et que Mediapart a pu consulter (nous en avons extrait ce tableau).
Mais, au fil des mois, le bilan ne cessera d'être alourdi, pour atteindre fin 2008, le montant faramineux de 435 millions d'euros de pertes qui sont déjà affichées dans les comptes, ou qui doivent l'être. Et selon Le Canard enchaîné, qui, dans son article, citait des sources proches du nouveau patron, François Pérol, le bilan pourrait encore s'alourdir d'une bonne cinquantaine de millions d'euros. Soit pas loin de 500 millions d'euros, du fait d'un montage financier farfelu.
Ce chiffrage est d'ailleurs assez logique. Si, sur la ligne de 2 milliards d'euros qui a été autorisé fin 2007, près des trois quarts ont été effectivement engagés, soit 1,5 milliard d'euros, et si ensuite une décote de 20 à 40% a dû être constatée, on arrive bien à une perte potentielle légèrement sous la barre des 500 millions d'euros.
A la fin de l'année 2007, la direction des Caisses d'épargne commence à beaucoup s'inquiéter de cette affaire, désormais connue de l'état-major du groupe, mais pas à l'extérieur. Très proche de Charles Milhaud, le patron de l'inspection générale de la maison réalise un rapport interne très sévère qui tend à démontrer que ce conduit Sémillon est une initiative de la direction financière du groupe, menée à l'insu du directoire.
Le document, qui exonère donc le patron de la banque, Charles Milhaud, et son directeur général, Nicolas Mérindol, suscite pourtant beaucoup de scepticisme. D'abord, le rapport de l'inspecteur général qui est d'une rare violence contre le directeur financier devrait logiquement conduire à sa révocation immédiate. Or, à l'époque, il ne se passe rien: le directeur financier reste en fonction – il ne quittera son poste que quelques mois plus tard, après la perte des 751 millions d'euros; les membres du directoire ne demandent pas des comptes au président et au directeur général et <st1:personname productid="la Commission" w:st="on">la Commission</st1:personname> bancaire ne s'offusque étonnamment pas de l'affaire.
Le scepticisme que partagent certains des membres du directoire est d'autant plus fort que la rumeur court assez vite qu'en réalité les principaux dirigeants de la banque sont naturellement informés de l'existence de ce conduit Sémillon depuis sa création. Il en existe d'ailleurs une trace écrite, que Mediapart a retrouvée. Le 31 janvier 2007, un Comité financier de <st1:personname productid="la CNCE" w:st="on">la CNCE</st1:personname> a lieu, et le compte rendu qui en est ensuite dressé atteste qu'il est présidé par Nicolas Mérindol. Et le même compte rendu, selon un membre de la direction financière, atteste un peu plus loin, que ledit directeur général n'ignorait rien de ce conduit Sémillon, puisque c'est à cette occasion qu'a été évoqué le relèvement du plafond autorisé d'investissement de 1 à 2 milliards d'euros.
Quoi qu'il en soit, dans les premiers mois de <st1:metricconverter productid="2008, l" w:st="on">2008, l</st1:metricconverter>'affaire Sémillon est donc, si l'on peut dire, étouffée. Le projet de créer un second conduit, en partenariat avec Calyon, est quant à lui prestement oublié.
Et quand ensuite, en plus de ces 500 millions d'euros ou à peine moins, 751 autres millions d'euros sont partis en fumée, toujours sur le même compte propre des Caisses d'épargne, il n'y a eu personne pour exhumer une aussi encombrante histoire. Elle n'a pourtant rien d'anecdotique. Au total, <st1:personname productid="la CNCE" w:st="on">la CNCE</st1:personname> a en effet pris dans les années 2005 à 2007 pour près de 7 milliards d'euros d'engagements risqués, dont 5 dans les produits titrisés. Et sur ces 5 milliards d'euros titrisés, 1,5 milliard d'euros proviennent de ce conduit Sémillon.
Résultat : dans le cadre du plan de soutien aux banques, les contribuables ont été invités à mettre la main à la poche, notamment pour renflouer les Caisses d'épargne. Mais on s'est dispensé de leur en donner les raisons détaillées...
Lien Mediapart : un conduit vers 500 millions de pertes
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