• Et si on essayait ?Tous salariés tous patrons

    La formule de société coopérative de production, qui fait de chaque salarié un actionnaire, crée une ambiance et des relations de travail particulières. Profits ou pertes, il faut tout partager

     

     

    Frédéric, du service informatique, prend la parole : " On insiste sur les valeurs humaines, chez Chèque Déjeuner ; mais on n'insiste pas beaucoup sur le côté professionnel. Or la performance devrait être placée au même niveau que des valeurs comme le partage. Il manque cette chose qui fait qu'on a envie de faire plus, de se comparer, de se battre. La stimulation par la compétition est bénéfique. " Des rires gênés accueillent la déclaration. On se trouve dans la réunion " de parrainage " de la coopérative Chèque Déjeuner rassemblant une cinquantaine d'employés : les sociétaires qui vont intégrer de plein droit la coopérative et leurs " parrains ".

    Foudil, du service façonnage, intervient après un moment de silence. " Je pense l'inverse. Tous les matins, je me lève, je n'ai pas besoin qu'on me dise mon objectif, je le connais. J'essaie de faire au mieux. Mais si j'ai autour de moi une ambiance pas intéressante, comment je peux être compétitif ? Je ne vais pas être compétitif tout seul, mais par rapport à des choses qu'on s'est tous dites, et, à mon avis, on penche tous vers le même objectif. Ce qui me gêne dans ce terme de compétition, c'est qu'il va y avoir des gagnants et des perdants. "

    Anne rebondit : " Je suis commerciale, la compétition, je sais ce que c'est. Il ne faut pas l'entendre en interne, il faut l'entendre en externe. On n'est pas tout seuls sur le marché, on a besoin d'efficacité dans tout ce qu'on fait, mais cela repose sur la responsabilité de chacun. Qu'est-ce qui caractérise le statut coopératif ? C'est que chacun est impliqué. " Applaudissements. Anne a dénoué le malaise. Mais Frédéric avait posé une bonne question : peut-on être coopératif et efficace ? La solidarité est-elle adaptée à la compétition économique ?

    <st1:personname productid="La SCOP" w:st="on">La SCOP</st1:personname> (société coopérative de production) Chèque Déjeuner entend démontrer le contraire : créée en 1964 à l'initiative d'un syndicaliste, Georges Rino, elle est devenue un groupe d'une vingtaine d'entreprises, qui compte 1 750 salariés, dont la moitié à l'étranger. Si le titre de repas reste le cœur de l'activité - 230 millions en sont imprimés chaque année -, des activités moins connues concernent les services aux comités d'entreprise, les cadeaux de fin d'année, les transactions numériques. <st1:personname productid="La SCOP" w:st="on">La SCOP</st1:personname> est deuxième sur le marché français face à des poids lourds comme Accor ou Sodexo.

    " Entre 1994 et 2000, dit Jacques Landriot, le PDG, tout était déficitaire, on ramait tout le temps. Mais le plan stratégique était très clair : s'internationaliser et diversifier nos activités pour ne pas dépendre des seuls Chèques Déjeuner. On l'a suivi, et maintenant, on se porte bien. " Pour un chiffre d'affaires de 241 millions d'euros, le résultat d'exploitation consolidé est de 35 millions d'euros.

    Chèque Déjeuner n'est pas une banale success story : elle joue sur le même marché que les autres, mais avec des règles très différentes. Dans la société mère coopérative, les 350 " sociétaires " sont à égalité, selon le principe " un homme, une voix ". Aucun ne possède plus de capital qu'un autre, et les bénéfices sont répartis à égalité, quelle que soit la place dans la hiérarchie. Les administrateurs et le président sont élus par les employés. Les décisions importantes doivent être validées par l'assemblée générale. Et l'échelle des salaires est soigneusement limitée.

    Au sens propre, c'est l'autogestion, la démocratie au travail. Du coup, Chèque Déjeuner présente des caractéristiques assez peu ordinaires. Par exemple, chaque sociétaire, quelle que soit sa place dans la hiérarchie, a touché en 2008 une participation de 24 500 euros - en sus des treizième et quatorzième mois. Le président gagne un salaire de 12 000 euros net, environ neuf fois le salaire le plus bas de l'entreprise. " Je ne vous dis pas combien gagnait le président de la dernière boîte qu'on vient de racheter, s'amuse-t-il, vous seriez étonnés. On est arrivé, on l'a mis en consulting à côté et on a divisé le salaire par deux, parce que ça nous paraissait un peu bizarre... "

    Le budget formation est de trois à quatre fois supérieur à ce que prévoit la loi, afin de favoriser la promotion interne. Quant au syndicalisme, la convention d'entreprise souligne que c'est " un devoir moral de se syndiquer ". " La direction, c'est nous ", résume Sophie Vieron, déléguée FO.

    Les salariés ne se sentent pas exploités : " On a notre mot à dire dans la conduite des affaires ", assure Marc Delvaleo, au service édition, où des imprimantes perfectionnées crachent des dizaines de milliers de titres chaque jour. " On est responsables, on fait ce qu'il faut pour que ça marche. C'est hiérarchisé, mais cela reste, comment dire, pas bon enfant, mais à échelle humaine. " Les valeurs sont différentes : " Nous sommes une société anonyme, mais elle n'est pas capitaliste, précise Sophie Vieron. On partage notre outil de travail, il s'agit de créer de la richesse pour la partager et développer des emplois. "

    Alors, le paradis ? " Il y a des engueulades comme partout, dit Marc Delvaleo, des gens qu'on supporte moins que d'autres. " Mireille Dargent, directrice des relations humaines, souligne que " pour avoir des profits à partager, il faut les produire ". " C'est une société où il fait bon vivre, ajoute-t-elle, mais on bosse. "

    Et Chèque Déjeuner n'est pas sans souci. Comment passer le cap de la crise ? " La concurrence est terrible, indique Jacques Landriot. Ça fait trente-quatre ans que je suis là, je n'en ai jamais connu de pareille. " Comment s'adapter aux évolutions technologiques ? Ses produits vont passer du papier à la carte à puce ou au téléphone portable. Et puis, comment transmettre ces valeurs de partage aux autres salariés du groupe qui, eux, ne sont pas en coopérative, faute de pouvoir investir ? Les salariés sont persuadés que Chèque Déjeuner surmontera les difficultés mieux que d'autres. Après tout, c'est leur entreprise.

    D'ailleurs, face à la crise, la formule coopérative pourrait être plus performante que celle de l'entreprise classique. Exemple : <st1:personname productid="la Cepam" w:st="on">la Cepam</st1:personname>, qui fabrique plinthes, moulures et autres encadrements de fenêtre à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres). Pendant des années, la menuiserie a tourné sans souci majeur, avant que les turbulences du marché du bois, en 2000, puis des changements de propriétaire ne la plongent dans la tourmente.

    A la fin de 2007, c'était la cessation de paiement. " L'idée de reprendre la société en coopérative est partie d'ici, raconte Patrice Fradin, délégué CGT, dans l'atelier de moulure. Mon frère travaillait dans une SCOP, on a été voir l'Union régionale des SCOP, avec deux cadres, on a commencé à préparer le dossier. " Les syndicalistes ont joué le jeu, en harmonie avec la direction, et les étapes ont été franchies une à une. " Il fallait une trentaine de licenciements pour sauver cent emplois, dit Christabelle Chollet, actuelle PDG, qui était alors directrice du personnel. On a établi la liste des licenciés, le business plan, monté le financement. Motiver les salariés pour se lancer en coopérative a été facile parce que la partie production croyait vraiment au projet. "

    Diverses aides ont permis de boucler la partie financière et, en janvier, <st1:personname productid="la SCOP Cepam" w:st="on">la SCOP Cepam</st1:personname> naissait. Tous les travailleurs ont une part, donc une voix ; ils ont élu le conseil d'administration, qui a choisi Mme Chollet. Tous les mois, une réunion regroupe le personnel pour l'informer de l'évolution des affaires.

    " Tout le monde est associé, on se sent plus concerné qu'avant, témoigne Patrice Fradin, qui fait la bise à la présidente, comme de nombreux autres travailleurs, quand elle passe dans les ateliers. S'il y a un petit problème, on le règle entre nous. Avant, c'était le chef qui décidait. " " Le personnel est supermotivé, dit Mme Chollet, j'en suis bluffée, les idées fusent de partout. En valeur humaine, j'obtiens 120 % ou 130 % de chacun. " L'enjeu, c'est de survivre. " On reste lucides et modestes, reconnaît Christabelle Chollet, on n'en est pas sortis. On dira qu'on est tirés d'affaire dans trois ans. "

    Groupe comme Chèque Déjeuner ou PME de province comme Cepam, les coopératives marquent leur grand retour : issues du mouvement socialiste du XIXe siècle, elles ont prospéré avant de décliner à partir des années 1930. Mais la flamme de l'idée d'une démocratie des travailleurs ne s'est jamais éteinte, et l'on compte en France 1 800 SCOP, employant plus de 40 000 " employés-patrons ".

    La plus grande coopérative du monde (machine-outil, électroménager, distribution, banque), Mondragon, en Pays basque espagnol, génère une activité de 15 milliards d'euros par an et démontre que la formule fonctionne même avec de très grandes entreprises. Les coopératives ont le vent en poupe : il s'en crée chaque année 300 en France. <st1:personname productid="La Confédération" w:st="on">La Confédération</st1:personname> générale des SCOP vient d'adopter un nouveau slogan : " La démocratie nous réussit. "

    Hervé Kempf


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