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Il faut consommer autrement
Yvon Chouinard
« Il faut consommer autrement »
Considéré comme « l’éminence green » de l’économie verte,
le président-fondateur de la marque américaine de vêtements
de loisirs Patagonia milite pour un entrepreneuriat utile à l’écologie.
Quel espoir placez-vous dans l’après-Copenhague ?
Aucun ! On a vu que personne ne peut dicter sa loi aux grandes puissances. Ce sont des mécaniques trop inertielles fondées sur des équilibres paradoxaux qu’il est impossible de bouleverser dans le laps de temps que nous laissent les scientifiques jusqu’au point de non-retour. Je place mes espoirs dans la jeune génération des 15 à 25 ans : ils ne regardent pas la télé, ils n’écoutent pas la publicité, ils savent qu’ils détruisent la planète et ils veulent faire quelque chose contre ça. Presque 90 % d’entre eux se considèrent comme des « progressistes ». Quand ils seront au pouvoir, ils changeront le monde.
La crise que nous venons de traverser va-t-elle accélérer ce changement ?
La situation actuelle nous apprend que la marche forcée de la croissance tue les entreprises. Celles qui refusent de changer de modèle sont condamnées à mourir. Le problème n’est pas seulement de sauver la planète. Notre économie est menacée et la nouvelle conscience verte nous donne la chance de tester un autre modèle : consommer moins, mais consommer mieux.
Comment ce concept peut-il prendre une forme concrète ?
Il faut détruire le business de la mode. Nous disons à nos clients : « N’achetez nos produits que si vous en avez réellement besoin ». Nous avons revu notre catalogue pour offrir des vêtements multifonctionnels qui échappent aux tendances et résistent au temps et nous proposons un contrat dans la durée aux consommateurs : réparer les produits endommagés, encourager le marché de l’occasion, et organiser le recyclage des produits en fin de vie. Figurez-vous que nous vendons plus ainsi : nous venons de réaliser nos deux meilleures années depuis longtemps, avec une croissance de 10 %, deux fois supérieure à notre rythme habituel.
Précisément, peut-on avoir une croissance comme la vôtre en respectant l’environnement ?
Oui. Notre centre de distribution, construit à Reno dans le Nevada, réalise 60 % d’économie d’énergie grâce à des réflecteurs de lumière solaire et des chauffages radiants. Tout a été réalisé en matériaux recyclés : barres à béton, moquettes, éléments de séparation… Sur les lignes de production, nous évaluons l’impact environnemental de tous nos choix de matières. Les teintures qui utilisaient des sulfures et des métaux toxiques ont été rayées de nos approvisionnements, et deux tiers de nos produits contiennent à présent une fibre respectueuse de l’environnement. Nos employés bénéficient également de notre engagement. Notre siège américain est équipé de panneaux solaires qui fournissent 12 % des besoins en électricité. Les 300 salariés y disposent d’une cantine bio, de vélos en libre-service, d’une crèche, d’une école maternelle, d’un bus scolaire qui ramène les enfants sur notre parking de Ventura pour limiter les trajets urbains. Chacun peut également prendre un congé rémunéré par Patagonia pour travailler bénévolement jusqu’à deux mois pour une association environnementale. Et nous offrons une subvention de 2.000 dollars pour l’achat d’un véhicule hybride. En résumé, nous avons décidé d’être une partie de la solution au problème et pas une partie du problème.
Vous utilisez également de nombreuses matières recyclables et recyclées…
45 % de notre gamme textile de l’été contient des matières recyclées. Notre engagement dans ce domaine a démarré en 1993 avec la création de la polaire Synchilla tissée à partir de plastique PET dans lequel sont conditionnés les sodas. Depuis, nous avons détourné des décharges 92 millions de bouteilles. Nous recyclons également tout ce que nous pouvons : nos sous-vêtements en polyester, nos polaires, nos t-shirts en coton, quelques vestes de montagne et de ski, et parfois même celles de nos concurrents ! L’organisation de la chaîne est rodée : le tissu des vêtements usagés en polyester est par exemple collecté dans nos magasins, découpé, haché, puis réduit à l’état moléculaire et purifié pour constituer une nouvelle matière première à partir de laquelle nous pouvons tisser de nouvelles fibres. Ce programme Ecocircle concerne 65 % de notre gamme automne-hiver 2009 et nous avons calculé que l’utilisation de fibres recyclées permettait de réduire de réduire de trois quarts la facture énergétique et de 71 % nos émissions de CO2, même en y intégrant le transport nécessaire au retour du vêtement.
Jusqu’où doit s’étendre Patagonia ?
Jusqu’à répondre efficacement à la demande de nos produits. Nous réalisons 315 millions de dollars (219 millions d’euros) de chiffre d’affaires dans le monde. Notre taille est suffisante aux Etats-Unis, où nos clients peuvent trouver facilement nos produits. Nous sommes en revanche trop petits en Europe, particulièrement dans les pays scandinaves et en France, où il est difficile de se procurer la marque.
Patagonia restera-t-elle une société familiale ?
Posséder le capital est une force. Nous sommes libres d’agir comme nous l’entendons, sans obligation de croissance ni de rendement. On ne doit rien aux banques, on n’emprunte jamais d’argent et on dégage suffisamment de résultat pour nourrir 1.250 employés et continuer d’innover. Quand ma femme et moi aurons disparu, l’entreprise sera transférée à une fondation. Nous avons refusé plusieurs offres d’achat pourtant très intéressantes.
Pourquoi cette volonté farouche de garder votre indépendance
Nous prenons toutes nos décisions comme si le principal actionnaire de la société était la planète. L’expérience nous a montré qu’à chaque fois que nous avons fait ce choix, ça a été bénéfique pour notre business : quand nous avons choisi de devenir fabricant de vêtements plutôt que producteur des matériels d’escalade qui commençaient à dénaturer les falaises ; quand nous avons décidé en 1996 de ne plus utiliser de coton industriel ; ou aujourd’hui quand nous privilégions les matières qui ont un impact positif sur l’environnement (65 % de notre gamme est recyclable) malgré leur coût. Si on veut être leader d’une cause, il faut montrer l’exemple
Le consommateur adhère-t-il facilement à cette éthique ?
Nous jouons la transparence en fournissant sur un site dédié (The Footprint Chronicles) les informations concernant l’empreinte écologique de nos vêtements : la provenance des matières premières, leur parcours jusqu’à l’usine, les énergies dépensées, les déchets générés par la fabrication, l’eau consommée… On peut voir que nous importons par exemple du chanvre biologique cultivé en Chine que nous mélangeons avec du polyester recyclé, du coton biologique et de l’élasthanne. Nous avons également fait le choix d’utiliser de la laine mérinos provenant de trois ranchs de Nouvelle-Zélande réputés pour l’exigence de leurs standards environnementaux : les moutons disposent chacun de plusieurs hectares d’herbe, ils boivent de l’eau de source, et sont élevés avec respect… La laine d’une extrême finesse qu’ils fournissent est traitée avec un procédé exclusif à base de particules d’ozone. Patagonia est ainsi la seule société à proposer une ligne complète de sous-vêtements en laine sans chlore. Ce sont ces détails qui entretiennent la noblesse de notre activité industrielle.Vous avez cofondé en 2001, le Club 1 % pour la planète que vise à convertir d’autres entreprises à la cause environnementale. Quel est le bilan ?
Ça marche ! A ce jour, 1.235 sociétés ont adhéré à ce « cercle de conscience » dans 35 pays et nous fêterons bientôt la centième en France. Le 1 % pour la planète n’est pas une aumône pour l’environnement, mais le prix que nous estimons juste de payer à la planète pour avoir le droit d’y exercer notre business. Chaque jour, nous comptons une entreprise de plus, et même les grands groupes commencent à s’y mettre, comme Roll International, qui réalise 2 milliards de dollars de chiffre d’affaires dans les domaines de l’agriculture, de l’emballage et des services floraux. Les sommes collectées sont reversées à plus d’un millier d’associations environnementales qui mènent des actions militantes de terrain. Ce programme de subventions environnementales a démarré en 1985. Depuis, nous avons reversé à des associations pas loin de 50 millions de dollars. Notre engagement est aussi personnel : ma femme et moi distribuons la moitié de notre salaire à différentes causes. Notre conviction, c’est que l’entreprise doit être plus que la simple expression de l’argent à laquelle notre société la réduit. Ce peut être un outil phénoménal pour changer le monde.
Des exemples ?
Ils sont très variés. En Allemagne, l’association Arge Stör Bramau élève et libère dans deux rivières autrefois abondantes des millions d’alevins de saumon d’Atlantique et de truite. Aux Pays-Bas, nous soutenons le combat de l’association Aseed, qui lutte contre d’énormes projets de porcheries industrielles prévus dans les anciennes républiques de l’Est. En République tchèque, nous sommes aux côtés des Amis de la Terre, qui se battent pour protéger le parc national du Sumava contre les coupes franches de bois. En Grande-Bretagne, nous sommes engagés dans le combat de l’association RSPB, qui lutte contre le braconnage organisé de grands rapaces. En France, nous soutenons particulièrement l’action du réseau Semences Paysannes, qui regroupe une cinquantaine d’organisations dont l’objectif est de favoriser le développement de la biodiversité dans les exploitations agricoles… Pour Patagonia, cela représente un effort de 3,9 millions de dollars l’an passé. Mais l’effet de levier sociétal est incalculable.
Etes-vous optimiste pour l’avenir du monde ?
Pas vraiment. Toute l’économie mondiale est fondée sur un modèle qui veut que qu’une entreprise grossisse aussi vite que possible. C’est une vue capitalistique à court terme. La seule croissance qui vaille, durable, est celle qui vient du besoin des clients et qui n’est pas artificiellement créée par la publicité. Nous avons perdu de vue ce principe au début des années 1990 et licencié 20 % de notre personnel. La polaire que nous avions inventée était devenue un objet à la mode qui nous procurait plus de 50 % de croissance. Nous avions trop de produits et nous vendions à des gens qui n’en avaient pas réellement besoin… Nous étions à la merci de l’économie. Quand elle a baissé, nous avons baissé sans pouvoir réagir. La leçon que nous en avons tirée, c’est qu’il faut sentir le point de rupture, ne jamais excéder ses limites.
propos recueillis par Paul Molga
Son parcours
« Homme d’affaires malgré lui » dans l’autobiographie qui raconte son histoire, cet amoureux des grands espaces se définit moins comme patron qu’activiste, surfer, grimpeur, artisan, et passionné de pêche à la mouche ! Né en 1938 à Lisbon (Maine), il s’est d’abord fait connaître au pied des hautes falaises du Yosemiteen vendant à l’unité des pitons en acier qu’il forgeait. Un voyage en Ecosse lui fournit sa première collection de vêtements. Il crée Patagonia en 1973, qu’il considère d’emblée comme un outil au service de l’écologie. Les décisions vertes se succèdent : recyclage des bouteilles de soda en tissu (1992), création du « 1 % pour la Planète » (2001), implication de ses salariés dans la protection des terres vierges de Patagonie (2006)… En dépit de propositions de rachat, il reste unique actionnaire de l’entreprise avec sa femme.
Son actualité
À Copenhague, une délégation de Patagonia est venue présenter la nouvelle campagne de l’entreprise en faveur de la création de corridors biologiques pour les animaux migrateurs, dont les aires de reproduction sont menacées parle réchauffement climatique. La société vient de créer l’ONG Freedom to Roam (liberté migratoire des animaux) qui portera cette nouvelle cause.
Le développement durable Voila une entreprise éthique
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