• L’argent Mode d’emploi - Paul jorion- entretien avec sylvestre Sbille

    Par Sylvestre Sbille

     L’argent Mode d’emploi

     Parut dans  Samedi 14/11/2009

    En temps de crise, des leaders charismatiques apparaissent, qui apportent, dans un état de nécrose intellectuelle avéré, points de vue neufs et perspectives étonnantes. Paul Jorion compte parmi ces francs tireurs. Les embryons de ses idées structureront-ils la société de demain?

     

    Paul Jorion, anthropologue belge travaillant à l’époque aux Etats-Unis comme analyste financier, fut parmi les premiers à tirer la sonnette d’alarme («Vers la crise du capitalisme américain?», <st1:personname productid="La Découverte" w:st="on">La Découverte</st1:personname>, 2007, réédité aujourd’hui par les Editions du Croquant). Suivirent deux livres, chez Fayard, passant au crible la crise en temps réel.

    «L’Argent, mode d’emploi», chez le même éditeur, vient terminer la trilogie.

    Hasard du calendrier, paraît, la même semaine, chez Gallimard, «Comment la vérité et la réalité furent inventées», dont le titre laisse supposer un ancrage dans l’anthropologie des savoirs, stricto sensu, mais dont la portée dépasse les sous-sections habituellement admises de la connaissance.

    Petit à petit, Paul Jorion est en passe de devenir un de ces leaders d’opinion qui surgit en temps de crise, apportant un point de vue neuf et des perspectives étonnantes, qui contiennent en germe les structures de la société de demain.

    Un signe: ce ne sont plus seulement les journalistes et les animateurs d’émission de télévision qui font appel à ses formules chocs, ce sont à présent les politiques qui collectent ses avis.

    Le point commun de la majorité des idées développées dans «L’argent, mode d’emploi» est leur caractère jubilatoire. Notamment grâce à la simplicité avec laquelle sont décrits des mécanismes compliqués, une simplicité qui donne au lecteur dépourvu de toute licence en sciences économiques le sentiment de toucher du doigt une certaine vérité qui jusqu’alors se dérobait. Quelques exemples.

    LE DÉSIR DU DÉSIR

    Paul Jorion cite souvent Aristote. («On est rarement déçu», dixit l’anthropologue!) C’est le moment où le lecteur peut se dire:

    «Aïe, je vais décrocher.» Il a tort. Une des idées empruntées à Aristote explique, très simplement, notre rapport à l’argent. Et pourquoi l’argent a tendance, dans le monde occidental moderne, à hypnotiser et à créer tant de jalousie.

    Ce serait déjà dans Aristote? Mais oui.

    L’argent, monnaie d’échange, sert à acheter des marchandises. Celui qui n’en a pas assez le regrette, dit Aristote, et aura tendance à en vouloir davantage. Logique.

    Celui qui en a, lui, aura aussi tendance à en vouloir plus, afin de pouvoir s’acheter davantage de marchandises, et principalement la marchandise reine: le temps des autres, leur travail.

    Logique également. Là où le rapport à l’argent se pervertit, explique Jorion, en suivant de près le précepteur d’Alexandre le Grand, c’est lorsqu’il est question non seulement de l’argent en tant que valeur d’échange, mais aussi en tant que réserve, c’est-à-dire l’argent en puissance. L’argent qui vous ouvre des possibilités. L’argent qui vous donne une aura.

    Oncle Picsou se baigne dans sa piscine de pièces d’or. Il se réjouit de posséder. Mais surtout il se réjouit des possibilités multiples et infinies que cela lui donne. Jorion, toujours sur les traces d’Aristote et en nous rappelant le principe du «désir du désir», cher au psychanalyste Jacques Lacan, va un pas plus loin. Au-delà de l’argent fétichisé de l’Oncle Picsou (relation à deux termes: lui et son argent), il y a la relation à trois termes: «Nous obtenons, nous, possesseurs d’argent, une jouissance qui est comme l’envers de l’envie qu’éprouve un autre pour notre fortune.»Tout est dit. Et tout s’explique. Une spirale infinie nous emporte tous: l’argent agit comme une drogue, pas seulement sur moi, son possesseur, mais sur celui qui en a moins, celui qui est conscient du fait que je le possède, et lui pas. Oncle Picsou dit: «J’aime mon or, j’aime tout ce qu’il peut m’acheter.» Mais surtout, comme le dit Jorion: «J’aime encore davantage penser à tous ces malheureux qui ne peuvent s’empêcher de penser à moi et à mon or...»

    L’ARGENT VOUS BRÛLERA LES DOIGTS

    L’argent est une invention formidable. Personne n’en doute. Son défaut majeur, malheureusement, est de se concentrer là où il se trouve déjà. Cela ressemble à une lapalissade: l’argent appelle l’argent. Les intérêts viennent gonfler le pactole de celui qui en a déjà, alors qu’il serait préférable, dans un monde parfait, de consolider le pécule de celui qui en a trop peu.

    Au début du XXe siècle, Silvio Gesell a mis au point un nouveau type de monnaie, afin de renforcer la circulation et de diminuer la thésaurisation: le billet à timbres. Imaginez que, tous les mois, votre billet de 100 euros, pour garder sa valeur, doive être estampillé d’un timbre qui vous coûtera 1 euro. Voilà qui motive à s’en défaire. Car une fois échangé, les compteurs sont remis à zéro et le billet retrouve sa valeur. Gesell, originaire de Saint-Vith, a mis au point ce système pour lutter contre les crises successives qui secouaient la jeune Argentine, où il était parti tenter sa chance. Une idée géniale, sans doute, qui lui valu, depuis, de nombreux disciples, mais une idée difficilement applicable, comme l’explique Jorion: «Une hyper circulation de la monnaie n’est pas ce qu’une époque de crise attend comme solution miracle!»

     

    Vos premiers livres analysaient une situation, là où les derniers abordent une réflexion

    en profondeur…

     Paul Jorion Ces deux derniers ouvrages ont des vies très différentes. L’un a été écrit sur 16 années, l’autre est le quatrième d’une série produite rapidement, à chaud: une série de commentaires sur la crise. Ce sont deux parcours très différents, et deux profils qui sont les miens: chercheur et analyste financier. L’objectif est cependant identique: conceptualiser le monde. Ceux qui ont lu les deux trouvent donc des ponts. 

    Par exemple, lors d’une conférence, récemment, je parlais des principaux facteurs de départ de

    la crise, parmi lesquels je citais, d’une part, la confiance trop grande de la finance dans les modèles mathématiques et, d’autre part, la titrisation. Et quelqu’un m’a dit: mais l’erreur qui a été faite dans la titrisation, c’est le type même d’erreurs que vous dénoncez, à partir de <st1:personname productid="la Renaissance" w:st="on">la Renaissance</st1:personname>, dans le domaine scientifique, c’est-à-dire confondre le modèle lui-même avec la chose qu’on modélise!

    Vous avez d’autres exemples de «ponts»?

    Il y a des ponts temporels. Lorsqu’on fait un petit voyage en arrière, on découvre l’importance de notions telles que vérité et réalité, des créations culturelles de nos sociétés. Ces notions ont une histoire. Elles ont engendré des débats houleux, par exemple à la période de la scolastique. Une période qui semble obscure aujourd’hui, dont on ne comprend plus bien les enjeux, on a l’impression qu’on coupait les cheveux en quatre: quel est le sexe d’un ange? Combien d’anges peut-on mettre sur la pointe d’une aiguille? Mais l’air de rien, cette période était en train de définir des concepts essentiels, notamment l’articulation du temps et de l’espace. Par la suite, une fois acquises, les notions de réalité et de vérité sont devenues si évidentes, au point de faire partie du sens commun, que leur pertinence a été perdue de vue. On a oublié, par exemple, qu’au XIVe siècle, le Pape a envoyé une troupe de soldats à l’université de Louvain, pour calmer le jeu, quand une discussion déchaînait les passions à propos des «futurs contingents», pour utiliser la terminologie de l’époque, c’est-à dire de ce qu’on peut dire du futur. Eh bien, si les traders aujourd’hui avaient quelque idée de ces «futurs contingents», s’ils étaient conscients, avec toute la compréhension détaillée qu’on en avait au Moyen Âge, que les choses peuvent se passer OU ne pas se passer, certains de nos problèmes financiers n’existeraient pas!

    Parce qu’une des choses qui a conduit à la crise, c’est bien cette confiance absolue dans la capacité de certains modèles financiers de dire ce qui va se passer demain.

    Ce qui est absolument ridicule: on fait des calculs de probabilité invraisemblablement compliqués, en oubliant d’où viennent les notions premières. On a construit des modèles de plus en plus complexes, au point qu’aujourd’hui on ne sait plus qu’on parle de modèles – tenus pour vérité: on croit qu’on parle de la réalité, qui est cachée derrière ces modèles...

    Dans «L’Argent, mode d’emploi», vous faites table rase, pour reprendre tout à la base, avec des exemples pratiques et des témoignages fort divers: Aristote, Zola, Madoff…

    _ Oui. J’ai rencontré quelqu’un hier qui travaille depuis toujours dans le monde financier et qui m’a dit: «J’ai lu votre livre, et l’argent, en fait, c’est ça. Avant je croyais que c’était tout autre chose. Je sentais les incohérences dans les définitions, mais j’acceptais, faute de mieux. Comment est-ce que j’ai pu accepter tout ça, alors que l’explication vraie est tellement évidente, simple?» Je pense que ce sentiment de «révélation» peut provenir de la manière dont je travaille, à la façon de l’anthropologue, qui débarque dans une société dont il ne connaît rien du tout, et dont il doit construire une représentation.

    J’ai fait comme sur un sujet dont j’ignore tout: je réfléchis systématiquement à tous les aspects. Et de préférence pas seul. Quand j’avais des étudiants c’était avec eux, aujourd’hui c’est avec les gens actifs sur mon blog. On dresse la liste des questions qui se posent, on réfléchit ensemble et on arrive à des explications. Ce n’est qu’après que je regarde les explications existant par ailleurs. Pour ne pas polluer de préjugés une forme de jugement «naturel». Je savais plus ou moins ce que

    Keynes ou von Hayek disaient sur le sujet, mais c’est maintenant que je lis leurs textes, et ce dans l’éclairage que j’ai moi-même apporté. J’y vois alors souvent des raisonnements très compliqués, certes, mais, pour tout dire, assez faux.

    Par exemple, la science économique ne procède pas sans revers, comme, par exemple, une crise qui n’a pas été prévue. Or, depuis les années 30, on a toujours expliqué la crise par le même principe, selon un mouvement de balancier:

    «Ah, les monétaristes ont tort, ce sont donc les Keynésiens qui devaient avoir raison…» Ou bien: «Les Keynésiens se sont trompés. Regardez: on applique leurs principes et il se passe précisément le contraire de ce qu’on espérait.» Si les uns ont tort, les autres doivent avoir raison. Alors qu’ils ont tort tous les deux, évidemment. D’ailleurs, ils disent essentiellement la même chose, il n’y a que des détails qui différencient les deux théories, si on prend suffisamment de recul. C’est le cadre conceptuel tout entier qui est tout à fait faux. Ils se réclament des épicycles de Ptolémée. Pour eux, tels facteurs corrigent

    tels autres, suivant tout un mouvement d’horlogerie extrêmement complexe, très éloigné des choses telles qu’elles fonctionnent en réalité.
    Vous vous attaquez à l’un des piliers de la science économique. Comment se fait-il que vos approches soient si différentes?

    _ Quand ils parlent de capital, ces économistes parlent de quelque chose qu’ils ont. Leur problème, c’est de faire fructifier ce capital. Le point de départ que j’ai pris est inverse. C’est sans doute lié à ma personnalité, mais aussi car j’ai commencé à approcher ces questions en cherchant à comprendre la formation des prix sur les marchés aux poissons! (NDLR: Paul Jorion a fait sa thèse de doctorat sur les pêcheurs de homards de l’île d’Houat, en Bretagne: «Les pêcheurs d’Houat», Hermann, 1983.) Pour les pêcheurs, le capital c’est quelque chose qu’on n’a pas! C’est quelque chose qu’on doit emprunter. La différence de point de vue fait en sorte que le capital devient ici quelque chose de très différent.

    Pour les pêcheurs de Bretagne, ou pour des gens que j’ai connus en Afrique, on ne se demande pas combien va rapporter le capital, mais si on pourra le rembourser un jour! Si le capital est quelque chose qu’on a en surplus, qui produit de l’intérêt, c’est une espèce de boîte noire qui a la propriété de fructifier, sans qu’on comprenne toujours bien pourquoi. Quand on est celui qui a emprunté l’argent, on ne se pose pas de questions, il n’y a pas de boîte noire, on sait exactement ce qu’il faut faire: il faut travailler jusqu’à rembourser l’argent, et avec un profit pour couvrir les intérêts, tout en assurant sa survie quotidienne. La boîte noire disparaît, quand on se place de ce côté-là. Toute cette science économique du XIXe et du XXe siècle se pose en termes de problèmes luxueux du bourgeois qui se dit: «Mon argent doit fructifier, je vais réfléchir à comment ça marche…»Ça produit des idées du type: l’intérêt, c’est le prix d’équilibre de l’argent sur un marché…

    Non, l’intérêt, c’est la part qui va à celui qui a avancé l’argent, et l’autre part, c’est celle que celui qui travaille a gardée pour lui, et qui lui permettra de vivre le lendemain. C’est très simple, mais ça permet de se pencher ensuite sur des problèmes plus compliqués.

    Le mieux est de reprendre le programme à zéro, c’est ce que j’essaie de faire. Créons une nouvelle science, si tant est qu’on puisse appeler ça une science. On y est poussé par la faillite généralisée du cadre conceptuel précédent.

    En parcourant votre blog, on a l’impression que vous êtes, pour certains, comme un éclaireur: vous formulez avec précision des pensées qui restaient, chez eux, à un stade embryonnaire, ou fantasmé…

    _ J’ai l’impression de dire des choses élémentaires, des constatations qu’ensuite je vais creuser. Je constate, comme tout le monde, que notre type d’économie est complètement contradictoire avec la survie de la planète. On est arrivés au bout de ce que les hommes peuvent faire sur cette planète, avec leur type d’attitude. Ce n’est pas si grave, on va repenser les choses autrement. C’est possible. Les Chinois le faisaient autrement, les sophistes formulaient les choses autrement…

    Mes livres proposent une ouverture. Mettons toutes ces religions à bas, y compris celle de la science qui nous dit qu’il n’y a qu’une seule vérité possible. Alors qu’il y a de multiples manières de décrire la réalité. Il n’y a pas de vérité ou de réalité objectives, ce sont des constructions intellectuelles que nous avons faites au sein de notre culture. Tous les discours ne sont pas possibles, c’est vrai, il y a des contraintes, mais les contraintes ne sont pas celles qu’on a imaginées.

    Pour que les hommes acceptent de changer les modèles, il faut une grande secousse. Cette crise en est une. A-t-elle assez frappé les esprits pour qu’on puisse envisager de nouvelles pistes sans passer par ce que l’histoire appelle «des périodes de transition», c’est-à-dire souvent des périodes de violence?

    _ La politique du pire a de quoi inquiéter. Mais malheureusement notre espèce considère que les choses vont s’arranger toutes seules, jusqu’au moment où c’est devenu catastrophique. Un véritable écoeurement peut être salutaire. Il y a une très bonne interprétation de l’avènement de la démocratie, quand les populations européennes ont été écoeurées par les Guerres de religion. Il faut des situations d’horreur. On l’a vu aux Etats-Unis, entre 1929 et 1933, il a fallu 4 ans avant qu’on ne prenne de vraies mesures. L’homme devient très inventif quand la situation est désespérée. Ça nous a réussi jusqu’ici, mais est-ce que ça va continuer? Des espèces disparaissent: elles s’adaptent à une situation qui s’aggrave, jusqu’au moment où… Il y a un certain nombre de cartouches que nous avons déjà tirées. On nous dit: «<st1:personname productid="La Chine" w:st="on">La Chine</st1:personname> va nous sauver de la crise.» Mais <st1:personname productid="La Chine" w:st="on">la Chine</st1:personname> va relancer SON économie, et avec une révolution industrielle du type de celle que nous avons connue à partir de 1850. Nous ne pouvons plus jouer cette carte. Il faut trouver autre chose. Le problème, c’est que les gens à qui on fait appel appartiennent au même milieu conceptuel que ceux qui ont créé les problèmes: on s’adresse aux banques centrales, donc à des gens qui appartiennent aux écoles de pensée qui ont envoyé tout le système au casse-pipe. Comme je le disais tout à l’heure, ils sont prisonniers du cadre.

    Ils devraient faire comme vous, faire table rase, se placer du point de vue des pêcheurs bretons, et étudier la scolastique?

    _ Disons que ce serait un bon début

     

    Décoiffant


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