• L'injustice du système entretient la défiance délétère envers l'impôt

    L'injustice du système entretient la défiance délétère envers l'impôt

     

    Il est urgent que la France se dote d'une méthode rigoureuse pour régler sereinement le problème des niches fiscales. C'est la seule façon de sortir par le haut de l'impasse actuelle, où le gouvernement et les lobbys jouent au chat et à la souris, chaque proposition de rabotage déclenchant une tempête médiatique sous la pression des intérêts menacés. Cette méthode doit s'appuyer sur une compréhension partagée des tenants et aboutissants économiques des niches fiscales. Récapitulons-les.

    Le principe des niches (ou dépenses fiscales en langage administratif) n'a en lui-même rien d'absurde. Si certains biens sont insuffisamment produits par le marché, par exemple parce que les individus sous-estiment leur valeur, il revient à l'Etat d'encourager leur production.

    Ainsi, si les ménages sous-investissent dans l'isolation thermique de leur appartement parce qu'ils ne prennent pas en compte l'effet positif que cela a pour leurs voisins, le raisonnement économique de base recommande de subventionner les travaux d'isolation. Pour ce faire, l'outil fiscal est parfois le plus efficace et le plus simple : plus souple que la ligne budgétaire, moins contraignant que la réglementation, bien ciblé sur les publics visés grâce à la connaissance qu'a l'administration fiscale de ses administrés. Les niches contribuent donc, en théorie, à remplir une des fonctions de la fiscalité : corriger les défaillances du marché.

    Tout l'enjeu consiste à bien identifier quelles sont ces défaillances et à évaluer si l'outil fiscal est réellement le plus pertinent, car les niches ont un coût. Leur multiplication empêche la fiscalité de remplir ses deux autres fonctions essentielles, qui sont de lever des ressources et de redistribuer les richesses.

    Or, tout concourt à la prolifération des niches sans rapport avec leur utilité sociale : leur mode d'adoption (bien moins contraignant que celui des dépenses budgétaires), le manque d'évaluation, les coûts politiques de toute action visant à les contenir. Résultat : nos niches fiscales coûtent aujourd'hui bien plus à la collectivité qu'elles ne lui rapportent.

    Le premier coût est budgétaire. Avec 468 niches officiellement à son actif, la France détient le record du nombre de dispositions fiscales dérogatoires parmi les pays de l'OCDE (147 aux Etats-Unis, 86 en Allemagne). Le projet de loi de finances 2010 estimait leur coût à 75 milliards d'euros, presque 4 % du PIB, et bien plus que ce que rapporte l'impôt sur le revenu (50 milliards).

    Tout ceci a beau être connu, répété et unanimement déploré, la dynamique s'est poursuivie au cours des dernières années : taux réduit de TVA dans la restauration, exonération des heures supplémentaires, réductions d'ISF pour l'investissement dans les PME et les dons, etc. Le fossé a trop longtemps été criant entre les discours et les actes, même si un virage s'amorce. Au passage, une once de malhonnêteté s'est glissée dans les documents budgétaires, qui évacuent chaque année discrètement quelques niches du périmètre de ce qui est officiellement considéré comme dépense fiscale. Pour l'impôt sur la fortune (ISF) par exemple, les seules niches évaluées représentent 25 % des recettes de cet impôt, mais ce chiffre monte à 50 % quand on ajoute les niches " déclassées " depuis 2007, contre 18 % à périmètre comparable en 2005.

    Deuxième coût : les entorses faites à la justice fiscale. L'outil central de la redistribution des richesses, l'impôt progressif sur le revenu, a perdu l'essentiel de son pouvoir. Non seulement les taux moyens d'imposition ont-ils fortement diminué pour les très hauts revenus (passant par exemple de 44 % en 1998, à 27 % en 2006 pour les 0,01 % les plus riches, d'après les travaux de Camille Landais), mais, de façon plus inquiétante, le taux moyen d'imposition décroît aujourd'hui avec le revenu pour les plus aisés.

    Tout en haut de l'échelle des revenus, plus on gagne, moins on paye en proportion de ce qu'on gagne ! En cumulant astucieusement les dispositifs, on peut être riche comme Liliane Bettencourt et taxé au même taux qu'un cadre moyen : c'est la négation même de ce que doit être un impôt efficace et juste.

    Cet effet pervers n'est pas qu'une spécificité française : les niches bénéficient naturellement avant tout à ceux qui ont les moyens d'investir dans l'optimisation fiscale et suffisamment de revenus ou de patrimoine à optimiser. Une étude américaine récente montre que la suppression de toutes les niches ferait baisser de 13,5 % le revenu après impôt des 1 % des Américains les plus riches, mais de seulement 6,5 % celui des 20 % les moins riches, bien que de nombreux dispositifs du type prime pour l'emploi ciblent spécifiquement les bas revenus.

    Enfin, parce qu'elles rendent injuste le système fiscal, les niches alimentent la défiance délétère envers l'impôt, ce qui a peut-être le coût le plus grave à long terme. La clé du consentement à l'impôt réside dans le respect du principe d'équité horizontale élémentaire : " A revenu égal, impôt égal. "Personne ne peut être convaincu que ce principe s'applique dans les faits quand il existe 468 possibilités d'y déroger : chacun pense payer plus que son voisin.

    Dans ce contexte, tout le monde s'accorde pour réduire les niches fiscales ; la vraie question est donc comment y parvenir rationnellement. Ecartons tout de suite la solution qui consiste à " raboter " au fil de l'eau certains dispositifs au gré des contraintes budgétaires : spontanément, chaque gouvernement va chercher à minimiser le coût électoral du rabotage, mais il n'y a aucune raison qu'à l'issue de ce processus les niches ainsi supprimées soient exactement celles qui sont le plus inefficaces pour la société.

    Restent deux options : d'abord, mener une évaluation de l'effet socio-économique de chacune des niches fiscales et de leur efficience relativement aux autres modes d'intervention publique. Pour être utile, une telle évaluation devrait être indépendante, c'est-à-dire confiée à des personnes extérieures à l'administration ; pluraliste, tant sur le plan des approches que des structures mobilisées ; et intégralement publique. Un travail de ce genre serait susceptible de contribuer à forger un consensus citoyen sur la nature des dispositifs dérogatoires à supprimer. C'est exactement le chemin sur lequel l'Allemagne s'est engagée depuis 2007.

    La seconde option consiste à faire table rase de toutes les niches, ce qui aurait des avantages évidents en termes de lisibilité. Ce coup de balais ouvrirait la voie à la création d'un grand impôt citoyen sur le revenu, fusionné avec la CSG et prélevé à la source. Les pouvoirs publics pourraient alors inverser la charge de la preuve : seules des dispositions dérogatoires dont la pertinence aurait préalablement été établie par des études publiques, indépendantes et convergentes pourraient être réintroduites dans le nouvel impôt.

    Le choix de la méthode est in fine politique, mais l'essentiel est de sortir de l'impasse actuelle qui ne fait que renforcer le sentiment d'arbitraire et d'injustice fiscale.

    Gabriel Zucman

    Doctorant à l'Ecole d'économie de Paris Rédacteur en chef de la revue " Regards croisés sur l'économie "


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