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S'il n'y avait qu'une et une seule leçon à tirer de la crise, laquelle retiendriez-vous? ( Le monde)
" La crise alimentaire est toujours là "
Jacques Diouf, directeur général de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) : " Il faut investir dans l'agriculture. C'est-à-dire faire le contraire de ce qui a été fait ces dernières années, où la gymnastique monétaire a été privilégiée, même si c'est plus compliqué en période de crise.
A cause de la hausse du chômage et de la baisse des transferts de revenus des immigrés vers leurs pays d'origine, le nombre de personnes sous-alimentées a augmenté de 100 millions et dépassé le milliard. Il est légitime de tenter de réglementer la finance, mais il ne faut pas oublier que la crise alimentaire est toujours là. "
" Le conservatisme managérial, technique, peut être catastrophique pour l'entreprise "
Patrick Pelata, directeur général délégué de Renault : " La première leçon, c'est que le monde est vraiment globalisé : il y a un an, on parlait encore beaucoup de la théorie du découplage entre la croissance des pays occidentaux et celle des pays émergents. Mais il n'y a pas eu de découplage !
La deuxième leçon, c'est que la crise est révélatrice des problèmes structurels. Or l'industrie automobile cumule les problèmes structurels.
On a également pris conscience que le cash était important. Je sais que ce n'est pas très populaire de dire cela en France. Mais l'argent liquide, l'argent que l'on a vraiment, c'est essentiel. Cette notion n'est pas tellement dans la culture française, en tout cas ce n'était sûrement pas dans la culture de Renault. Aujourd'hui, c'est chose faite et c'est une bonne chose.
Enfin, la crise peut être une vraie opportunité pour aller de l'avant. C'est un peu comme au judo : il y a énormément d'énergie potentiellement destructrice, et il faut la transformer en une énergie transformatrice. Il est essentiel d'anticiper les transformations que l'on va devoir faire pour ne pas se les faire imposer en période de crise. Dans ces phases-là, le conservatisme managérial, social, technique, marketing ou produit, peut être catastrophique pour une entreprise. "
" L'occasion de réduire le marché à sa réalité d'outil "
Hervé Juvin, président d'Eurogroup Institute, cabinet de conseil en organisation et management : " Le marché n'est pas le fait de la nature, mais une institution. Il procède de conventions, enracinées dans des cultures singulières de l'argent, de l'échange et du contrat, et demande pour fonctionner un haut degré d'élaboration sociale.
La crise est l'occasion de le réduire à sa réalité d'outil. Ce n'est pas le retour du politique qu'il faudrait saluer - il a largement nourri d'autres excès -, mais celui de l'autonomie des sociétés humaines. L'histoire de l'émancipation politique et sociale n'est pas achevée, la crise appelle avec éclat la remise en marche de l'Histoire et de ce qui s'appelle civilisation. "
" Il faut démocratiser la finance "
Thomas Philippon, professeur à l'université de New York et lauréat
du Prix du jeune économiste 2009 : " La démocratie suppose l'information des citoyens, des contre-pouvoirs et l'égalité devant la loi. Sur ces trois dimensions, le système financier n'est pas démocratique.
Les épargnants n'ont pas accès à l'information nécessaire pour faire les bons choix financiers, ne diversifient pas assez leurs investissements et paient des frais de gestion superflus. Les marchés financiers ont atteint un tel degré de complexité qu'ils semblent inaccessibles à la plupart.
" Ceux qui croient que l'on peut s'épargner des réformes profondes ont tout à fait tort "
Jean-Claude Trichet, président de <st1:personname productid="la Banque" w:st="on">la Banque</st1:personname> centrale européenne (BCE) : " La grande leçon est que la fragilité inacceptable du système financier international doit absolument être corrigée. Il ne nous serait pas pardonné de nous retrouver dans une situation de crise analogue à celle que nous affrontons depuis plus d'un an.
Trois observations : d'abord, ceux qui croient, parce que la situation est en voie de normalisation, que l'on peut s'épargner des réformes profondes, ont tout à fait tort ! Nous n'avons évité une crise financière beaucoup plus grave encore que parce que les banques centrales et les gouvernements ont pris des décisions d'une nature et d'une ampleur sans précédent.
Ensuite, c'est tout le système financier qui a dysfonctionné : gestion des risques par les banques, agences de notation, règles comptables, fonctionnement des marchés, supervision, etc. L'immense effort de réformes nécessaire doit s'appliquer à tous les éléments du système sans donner aucun privilège.
Enfin, l'élément le plus réconfortant jusqu'à présent est la qualité du consensus entre pays émergents et pays industrialisés sur la méthodologie du G20 et sur les grandes orientations de la réforme financière. Je note que cet accord mondial est particulièrement fort dans la communauté des banques centrales. Mais la question la plus difficile demeure ouverte : l'Europe, l'Amérique, <st1:personname productid="la Chine" w:st="on">la Chine</st1:personname>, sont-elles prêtes à modifier leurs politiques macroéconomiques à l'avenir - en suivant les conseils du Fonds monétaire international et sur l'insistance des "pairs" -, pour le bien commun, la stabilité de l'économie mondiale ? "
" Sortons de l'irrationalité "
Daniel Cohn-Bendit, député européen (Verts/ALE) : " Même si la tempête financière semble aujourd'hui apaisée, les autres crises - économique, sociale, énergétique, alimentaire, écologique - sont, elles, toujours là. Elles forment une redoutable armada qui devrait inciter à sortir de l'irrationalité d'un système construit sur le triptyque crédit-endettement-croissance, et à engager une mutation profonde de nos modes et de nos raisons de vivre. C'est la seule voie que nous ayons.
Pourquoi un tel aveuglement à accumuler les crédits et à repousser leurs limites ? Pour nourrir la machine dévorante du mode de développement capitaliste qui réclame toujours plus en tous domaines, toujours plus d'offre, d'activités, de profits, de consommation... Au prix d'endettements colossaux qui sont autant de chèques tirés sur l'avenir de tous, ménages, entreprises, collectivités territoriales et Etats. La croissance effrénée du produit intérieur brut - PIB - est une aberration absolue qui veut que nos productions augmentent indéfiniment dans un monde fini. Il faut sortir de cette irrationalité. "
" Que les banques aident les PME au lieu de spéculer "
Jean-François Roubaud, président de <st1:personname productid="la Conf←d←ration" w:st="on">la Confédération</st1:personname> générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) : " Il faut que les banques reviennent à leur rôle initial qui est d'accompagner les très petites, petites et moyennes entreprises (PME) dans leur développement, au lieu de faire de leurs activités spéculatives leur coeur de métier. "
" Un système d'illusion qui permet de masquer la réalité "
Vincent Peillon, député européen (PS) : " La leçon essentielle que je tire de la crise est d'ordre politique. Et elle porte sur ce que Jaurès appelait la loi du mensonge, Marx l'idéologie et Guy Debord la société du spectacle : un système d'illusion qui permet de masquer la réalité. L'histoire retiendra peut-être que Christine Lagarde, ministre de l'économie, rappelait régulièrement dans les mois qui ont précédé le déclenchement de la crise que nous aurions de la croissance en 2008 et 2009. Puis, c'est le président de <st1:personname productid="la R←publique" w:st="on">la République</st1:personname>, jusqu'alors apologue du libéralisme, qui se pose en grand chef des altermondialistes dans son discours de Toulon - en septembre 2008 - . Aujourd'hui, cette manipulation générale permet d'aboutir au constat suivant : la crise va appauvrir les plus pauvres (et notamment les pays en voie de développement) et accroître les inégalités ; elle a mobilisé de l'argent public pour des intérêts privés. Leçon incroyable de la force de l'idéologie ! La réalité s'annonce très morne pour les uns et les autres mais, finalement, cela ne va pas si mal pour les banques. Face à tout cela, on peut se dire que le poids des convictions semble très mince... " (PHOTO : AFP)
" Les grandes banques doivent payer une prime d'assurance "
Jean Arthuis, président de la commission des finances du Sénat, sénateur (Union centriste) de <st1:personname productid="la Mayenne" w:st="on">la Mayenne</st1:personname> : " Un des principaux enseignements de la crise actuelle est que l'Etat est devenu l'assureur des établissements à caractère systémique, ainsi que l'ont illustré de multiples "sauvetages". Il est donc nécessaire de mieux identifier ce risque dans ses deux dimensions que sont la taille et l'interconnexion des établissements financiers, d'augmenter le coût de ces externalités et de revenir à davantage de simplicité et de lisibilité dans les financements et l'offre de produits. Pour cela, il faut mettre en place une régulation plus complète et davantage de transparence des acteurs. Par l'identification des porteurs de risque, la sincérité et l'exhaustivité de l'information sur les transactions, la lutte contre les "trous noirs" de la finance, on peut prévenir la résurgence de la "banque de l'ombre" et d'une sophistication excessive. Je préconise également la création d'une sorte de "prime d'assurance" à la charge des établissements systémiques, qui prendrait la forme d'une surcharge des fonds propres réglementaires ou d'une nouvelle taxe, qui alimenterait un fonds de compensation en cas de défaillance. Il serait enfin utile de préciser le régime de faillite de tels établissements.
La finance ne connaît pas de frontières : il est vital de disposer d'un degré élevé de coordination internationale et au moins européenne. Les Européens ont le devoir de mettre en oeuvre les recommandations qu'ils préconisent au G20. "
" On a transformé des risques lisibles en risques illisibles "
Dominique Sénéquier, présidente du fonds d'investissement AXA Private Equity : " Ce n'est pas la titrisation d'un mauvais risque qui en fait un bon risque ! L'accord de Bâle II - réformant les normes prudentielles bancaires, en 2004 - a incité fortement les institutions financières à garder de moins en moins de crédits dans leurs bilans et à les céder en mutualisant les risques et en les transformant en tranches notées par des agences de notation. On a ainsi transformé des risques lisibles en risques illisibles, et on a aggravé la crise financière en provoquant une défiance soudaine et totale envers l'ensemble du système. "
" Une raison de plus pour agir sur les causes des injustices mondiales "
Luc Lamprière, directeur général d'Oxfam France-Agir ici : " Pour les plus pauvres de la planète, le milliard de victimes de la faim (triste record franchi en 2009), les centaines de millions de personnes qui n'ont pas accès à la santé ou à l'éducation, aujourd'hui menacées par les chocs climatiques, la crise financière n'aura finalement été qu'une crise de plus. Un handicap de plus aussi pour les efforts (déjà insuffisants) de lutte contre la pauvreté, en Afrique notamment. Raison de plus, donc, pour agir sur les causes et les mécanismes - ici et ailleurs - de ces injustices mondiales. "
" Les marchés financiers ne donnent que rarement le juste prix "
Heiner Flassbeck, directeur de la division " Mondialisation et stratégies de développement " à <st1:personname productid="la Conf←rence" w:st="on">la Conférence</st1:personname> des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) : " L'hypothèse d'efficacité des marchés - selon laquelle le prix des actifs échangés (obligations, produits de base, devises, actions ou immobilier) est toujours juste parce qu'il traduit l'ensemble des informations disponibles - est fausse.
C'est la leçon la plus importante que l'on puisse tirer de la crise : les marchés financiers ne donnent que rarement le juste prix. La collecte et le traitement de l'information sur ces marchés favorisent systématiquement un engagement ou un retrait excessifs induisant une mauvaise allocation des ressources. Etant donné que tous les acteurs sur un même marché réagissent de la même manière aux informations ou aux " chocs ", leurs prises de risques se font pratiquement à l'unisson.
La crise de 2008 illustre ce mécanisme de façon magistrale. Dans toutes les grandes économies, les marchés financiers d'actifs de types très différents ont été frappés quasi simultanément. Cette année, on observe une corrélation similaire très forte entre les prix, illustrée par une hausse parallèle des prix d'actifs de diverses natures échangés sur les marchés financiers. Cette forte corrélation dans le mouvement des prix au jour le jour ne peut s'expliquer que par la spéculation, qui fait varier tous les prix dans le même sens en dépit de leurs différences fondamentales.
D'où l'enseignement politique tiré de cette crise : ces prix sont trop importants pour être abandonnés aux caprices des marchés financiers. Seules des interventions énergiques et cohérentes menées par des gouvernements conscients des risques systémiques encourus peuvent transformer l'ensemble des marchés de biens, de services et de produits financiers en un système efficace. Le "laisser-faire" néolibéral des vingt dernières années a lamentablement raté son examen final. Il faut donc intervenir sur les marchés financiers mondialisés via une coopération des institutions nationales et internationales. "
" Le mot "régulation" n'est plus une grossièreté "
François Chérèque, secrétaire général de <st1:personname productid="la CFDT" w:st="on">la CFDT</st1:personname> : " Les chantres du marché libre de toutes contraintes ont pris un coup de vieux. Dans les enceintes les plus libérales, le mot régulation n'est plus une grossièreté. Le concept a trouvé de nouveaux convertis, même s'il y a encore loin de la coupe aux lèvres : je me méfie des réponses trop évidentes, trop consensuelles, trop simples, et donc trop courtes. Réguler le capitalisme financier, taxer les bonus des traders, rayer de la carte les paradis fiscaux, ramener les banquiers à leur coeur de métier (qui n'est pas la spéculation), c'est une évidence. Mais se contenter de cela, c'est prendre le risque que la dérégulation s'aggrave soit sur le social, soit sur l'environnemental, parce que le marché cherche en permanence à repousser les contraintes. La crise appelle un gouvernement du monde qui construise de front des règles financières, environnementales et sociales. Elle exige une réponse globale. "
Propos recueillis par Rémi Barroux, Marie-Béatrice Baudet, Nathalie Brafman, Laetitia Clavreul, Alain Faujas, Claire Gatinois,
Annie Kahn, Jean-Michel Normand, Cécile Prudhomme, Antoine Reverchon, Patrick Roger et Sylvia Zappi
De Londres à Pittsburgh Les 200 jours du G20 Analyse faite par le Monde de l Economie
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