• Attention au lion blessé

    Attention au lion blessé

    Kenneth Rogoff


     

    CAMBRIDGE – Les dirigeants du G20 qui raillent la proposition américaine visant à fixer des limites chiffrées aux déséquilibres commerciaux jouent avec le feu. Ce n'est pas tant une proposition que lancent les USA, qu'un appel à l'aide.

    Selon un récent rapport conjoint du Fonds monétaire international et de l'Organisation internationale du travail, le quart de la hausse du chômage enregistrée depuis 2007 (30 millions de personnes à travers le monde) a eu lieu aux USA. J'ai prévenu il y a longtemps que cette situation pouvait se prolonger. Si c'est le cas, cela pourrait entraîner d'énormes tensions au sein du commerce mondial. La colère des électeurs exprimée lors des élections de mi-mandat aux USA pourrait alors n'être que la partie émergeante de l'iceberg.

    Des mesures protectionnistes, par exemple sous la forme de taxes douanières élevées sur les importations chinoises, seraient profondément autodestructrices, même sans tenir compte des inévitables mesures de rétorsion qui suivraient. Ne nous trompons pas : chaques jour qui passe, la situation est davantage propice à des mesures économiques populistes.

    Face à l'embourbement de l'économie, le nouveau Congrès américain est à la recherche de boucs-émissaires. Avec un président qui remet parfois ouvertement en question l'adhésion idéologique rigide au libre-échange, tout est possible, notamment à l'approche de l'élection présidentielle de 2012. Si les tensions commerciales devaient s'aviver, les dirigeants politiques pourraient considérer dans l'avenir la "guerre des devises" d'aujourd'hui comme une simple escarmouche dans une confrontation de bien plus grande ampleur.

    A la lumière des difficultés de l'Amérique, sa proposition de traiter le problème sans fin des déséquilibres internationaux devrait être considérée comme un geste constructif. Plutôt que de revenir inlassablement sur la sous-évaluation de la devise chinoise liée au dollar, seulement une petite partie du problème, les USA demandent de l'aide pour ce qui compte vraiment, le cour du problème.

    Les déséquilibres commerciaux sont en partie la manifestation de tendances économiques à long terme de plus grande envergure, telles que le vieillissement de la population allemande, l'insuffisance de la protection sociale en Chine et les préoccupations légitimes au Moyen-Orient quant à la disparition des revenus du pétrole. Il est très difficile à un pays de limiter ses surplus commerciaux : les incertitudes sont trop grandes, que ce soit en termes macroéconomiques ou en termes de mesure.

    Par ailleurs il est difficile de voir comment une institution – même le FMI, ainsi que le proposent les USA – pourrait imposer une limite aux excédents commerciaux. Il n'a que peu d'influence sur les grands pays qui sont au cour du problème.

    Aussi, même si les dirigeants de la planète concluent qu'ils ne peuvent adopter des objectifs chiffrés, ils doivent reconnaître les difficultés que le libre échange occasionne aux USA. D'une manière ou d'une autre, ils devraient les aider à accroître leurs exportations. Heureusement les marchés émergeants ont un potentiel d'action important.

    L'Inde, le Brésil et la Chine par exemple continuent à exploiter la réglementation de l'Organisation mondiale du commerce qui leur permet de n'ouvrir que très lentement leur marché intérieur aux produits des pays développés, tandis qu'ils accèdent sans restriction aux marchés des pays riches. Leur laxisme dans l'application du droit de propriété intellectuelle exacerbe considérablement le problème et entrave l'exportation des logiciels et des films américains.

    Un effort déterminé des pays émergeants qui ont des excédents commerciaux en vue d'accroître leurs importations en provenance des USA (et d'Europe) serait bien plus efficace à long terme pour réduire les déséquilibres du commerce mondial que le recours à une modification du taux de change ou à des mesures budgétaires. Les marchés de ces pays sont devenus trop gros et trop importants pour les laisser appliquer leur propre réglementation commerciale. Leurs dirigeants doivent défendre autrement leur intérêt national et encourager la concurrence étrangère.

    A juste titre l'Allemagne peut dire qu'elle a suivi une attitude de relatif "laisser-faire" en ce qui concerne le commerce international et qu'elle ne doit pas être sanctionnée, en dépit de ses excédents chroniques. Après tout elle n'a guère élevé la voix quand l'euro a grimpé récemment. Néanmoins, elle est l'un des grands gagnants du libre-échange mondial et elle a les moyens de réduire ses excédents, par exemple en poussant à la déréglementation de ses marchés des produits, très rigides.

    Au vu de tous les récents défis économiques, la fermeté des USA dans leur défense du libre-échange est remarquable. Même dans les cas où sa rhétorique a pu être ambigue, sa politique économique est restée fondamentalement libérale.

    Considérons les négociations sur l'ouverture des marchés entre les USA et la Colombie, en souffrance depuis longtemps. Bien que ce ne soient pas les débats parlementaires qui permettent de le savoir, la principale conséquence d'un accord serait de diminuer les taxes douanières que la Colombie impose aux produits américains, et non le contraire. En pratique les produits colombiens bénéficient déjà d'un libre accès au marché américain et les consommateurs colombiens auraient énormément à gagner à l'ouverture de leurs marchés aux produits et services américains. Cela ne s'est pas fait – c'est l'un des nombreux exemples des obstacles auxquels sont confrontées un peu partout dans le monde les entreprises américaines. Ces obstacles doivent disparaître.

    C'est peut-être la dernière décennie de l'hégémonie économique américaine. La Chine, l'Inde, le Brésil, ainsi que les autres pays émergeants, montent en puissance. La transition va-t-elle se faire sans heurt et aboutir à une économie mondiale plus équitable et plus prospère ?

    Même si l'on peut espérer que ce ne sera pas le cas, l'ornière dans laquelle se trouvent les USA pourrait devenir un problème pour le reste du monde. Ils ont un taux de chômage élevé, ils sont allés à l'extrême de ce qui est faisable en terme de politique budgétaire et monétaire. Doper les exportations serait la meilleure solution, mais ils ont besoin d'aide. Sinon, les conflits commerciaux qui couvent pourraient renverser brutalement le cours de la mondialisation. Ce ne serait pas la première fois.

    Kenneth Rogoff est professeur d’économie et de sciences politiques à l’université de Harvard. Il a été économiste en chef du FMI.

    Copyright: Project Syndicate, 2010.
    www.project-syndicate.org

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