• Avec ou sans bulles

    L’œil du philosophe

    Avec ou sans bulles  

    Roger-Pol Droit

    Les voilà déjà de retour. Les contrecoups de la crise à peine résorbés, des poches spéculatives se constituent à nouveau. Le FMI préconise un contrôle temporaire des capitaux, la Banque mondiale met en garde. Apparemment, les départs de feu se multiplient. Le cours du pétrole gonfle artificiellement. L’immobilier chinois s’envole, dopé par la multiplication des crédits. Des métaux comme le nickel ou des rebuts comme le soufre s’échangent par moments à des prix sans rapport avec les besoins de l’industrie. Depuis un an, le cours du cuivre a plus que doublé : les éleveurs de porcs chinois y investissent les subventions destinées à moderniser leurs élevages…Ces phénomènes ne sont pas neufs. Tout commence il y a presque quatre siècles, en 1637, quand les Hollandais s’enflamment pour les bulbes de tulipe. A tort ou à raison, les experts en débattent, la « tulipomania » passe pour la première bulle financière de l’histoire. Cette intense spéculation conduit d’honorables marchands à miser sur quelques oignons la valeur de plusieurs immeubles. Le moteur de toute l’affaire ? Une pyramide de participations sur un marché à terme. Chacun se précipite sur du papier, dont la hausse vertigineuse est constante… jusqu’à l’arrivée des bulbes réels, dont personne ne veut. Les cours s’effondrent, le jeu se termine. On en tire la leçon : ces spirales retombent. Et la partie finit mal.Difficile de comprendre sur quoi reposent ces processus cycliques. Sur l’éternelle folie des hommes, l’irrépressible appât du gain, identiques de siècle en siècle ? Sur des phénomènes d’accélération engendrés par les mécanismes modernes — marchés à terme, cotations rapides ? On devrait garder à l’esprit que les bulles sont surtout des phénomènes à double face : elles mêlent le virtuel et le concret, le chimérique et le palpable. Leur paradoxe, c’est qu’elles donnent l’illusion d’être sans limites, alors même qu’elles sont destinées à s’évanouir.Pourtant, ce ne sont jamais seulement des rêves. En parlant de Windhandel (« commerce du vent »), les Hollandais du XVIIe siècle se trompent à moitié. Il est vrai que rien de tangible n’est acheté ni vendu. Malgré tout, ce souffle impalpable fait réellement tourner les moulins – il construit des fortunes et cause des ruines. Et ce ne sont pas les mêmes qui d’un côté s’enrichissent et de l’autre se retrouvent sur la paille. C’est donc bien un jeu, avec perdants et gagnants, où l’imagination tient une place centrale, mais ce jeu est fort singulier. Car il se pratique à plusieurs, à l’aveugle, sans règle fixe et sans fin de partie clairement prévisible. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des effets concrets et de modifier la réalité : chaque bulle laisse des traces.Le philosophe allemand Peter Sloterdijk consacre actuellement à l’analyse des bulles et des sphères – en général et en particulier – une réflexion subtile et foisonnante. La prolifération de bulles de toute nature et de toute sorte est pour lui le fait central de la modernité. Le modèle de la sphère lui permet d’aborder aussi bien la formation de l’individu que celle des nations. Sa vaste fresque permet de conclure qu’un monde sans bulles, assurément, ne serait plus du tout celui que nous connaissons.Les bulles ne sont donc pas seulement affaire de finances et de spéculation. Elles appartiennent, comme les crises, à la structure même de la réalité où nous sommes, à l’intrication des passions humaines et des outils rationnels, à l’entrecroisement de l’imaginaire et du réel. S’il est indispensable de les endiguer, il est parfaitement illusoire d’espérer un monde sans bulles. Pour s’en convaincre, une devinette suffit. Qu’est-ce donc qui est destiné à mal finir, mais ne cesse de recommencer ? Qui donne le sentiment d’être illimité, mais finit par s’évanouir ? Qui se joue à plusieurs, mais sans règle prédéfinie ? Qui mobilise l’imagination, mais finit par avoir des effets sur la réalité ? Les bulles ? Mais non. La vie, tout simplement.


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