• Comment briser le cycle infernal du surendettement privé et public

    Comment briser le cycle infernal du surendettement privé et public

     

    Dans une récente chronique, Martin Wolf comparaît la situation économique actuelle au jeu qui consiste à repasser indéfiniment à d'autres un objet dont le détenteur final serait le perdant. En l'occurrence, ce cadeau empoisonné est celui du surendettement, chaque passage enfonçant davantage l'économie mondiale, et singulièrement la zone euro, dans la crise. La crise du surendettement privé n'a été réduite qu'au prix d'un surendettement public. On nous explique aujourd'hui qu'il est impératif de réduire ce dernier, quitte à affaiblir encore la croissance, aggraver le chômage et accroître les tensions sociales.

    Il est pourtant douteux qu'on puisse sortir spontanément de cet engrenage. On sait où a conduit, au début des années 1930, le raisonnement selon lequel une politique d'austérité doit rétablir la confiance, celle-ci favorisant, à son tour, la reprise. L'effet récessionniste d'une réduction de l'endettement public ne peut être évité que si cette réduction est compensée par la progression symétrique de l'endettement du secteur privé.

    Ainsi, dans les années 1990, en Suède, au Canada, en Finlande et en Italie, la réduction du déficit budgétaire est allée de pair avec une baisse sensible de l'épargne des ménages. Dans la conjoncture actuelle, les ménages ne paraissent guère tentés d'accroître leur consommation, alors qu'ils sont en pleine incertitude sur l'avenir, en particulier sur celui des retraites.

    Selon toute vraisemblance, la crise va empirer aussi longtemps qu'on n'aura pas trouvé un moyen, non pas de se repasser le cadeau empoisonné, du privé au public, et inversement, mais de l'évacuer. Pour ce faire, une seule voie semble envisageable : une monétisation d'une partie notable des dettes publiques - c'est-à-dire leur transfert sur le bilan des banques centrales - suivie par leur annihilation partielle. Diverses propositions ont été avancées dans cette optique. Patrick Artus, directeur de recherche de la banque Natixis, suggère une destruction partielle des dettes détenues par les banques centrales. Dans le même esprit, Ricardo Caballero, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), propose que la banque centrale alimente le Trésor en monnaie afin de financer une politique budgétaire expansionniste sans accroissement simultané de la dette publique.

    Il convient de distinguer, ici, selon que les titres publics sont achetés par des investisseurs privés, des institutions étrangères, ou la banque centrale du pays considéré. Dans les deux premiers cas, sauf à faire défaut, au risque de pénaliser durablement sa capacité d'emprunt, un Etat ne peut refuser d'honorer ses dettes. En revanche, le non-remboursement d'une partie de ses créances ne menace pas une banque centrale, émettrice de monnaie. Le risque le plus souvent attribué à la monétisation est que celle-ci peut induire une reprise de l'inflation et (ou) un effet d'éviction.

    L'association de la monétisation avec l'inflation vient de ce qu'on y voit une création monétaire sans création de richesse équivalente. En réalité, dans une conjoncture où la croissance est faible et les capacités de production partiellement inemployées, le risque d'une surchauffe de l'économie est réduit, sinon inexistant. De même, un effet d'éviction des investissements privés n'est guère à craindre aussi longtemps que les entreprises répugnent à investir, faute d'une demande en expansion. L'importance des émissions de dettes publiques ne risque-t-elle pas de placer les banques centrales dans une situation délicate le jour où la reprise économique rendra souhaitable une remontée des taux d'intérêt ? En réalité, le service de la dette ne pèse pas de la même façon sur les Trésors publics, selon que celle-ci est détenue par les banques centrales ou d'autres détenteurs.

    La Banque de France reversait jadis au Trésor les intérêts que celui-ci lui versait. Le mécanisme est plus complexe aujourd'hui au sein de la zone euro. Il n'en demeure pas moins que les Etats étant les seuls actionnaires des banques centrales, les profits que celles-ci engrangent leur reviennent en fin de compte. Encore faudrait-il que la Banque centrale européenne (BCE) accepte davantage d'emprunts publics et que la clé de répartition entre les pays membres soit réaménagée. Dans une phase ultérieure, si la croissance s'accélère, il sera toujours possible de compenser la croissance des emprunts publics en réduisant d'autres formes d'endettement dans l'économie. Les échéances de ces emprunts devraient également être fixées en fonction de l'évolution de la conjoncture.

    Il serait ainsi envisageable de substituer aux échéances habituelles une règle de remboursement stipulant qu'une fois détenus par les banques centrales ces titres ne seront remboursables que quand un certain niveau de croissance aura été atteint et que les recettes publiques augmenteront en conséquence. Ce mécanisme permettrait de parvenir à un résultat voisin de celui attendu d'une " destruction " de la dette publique, sans compromettre pour autant le bilan de la banque centrale.

    Cette stratégie n'est toutefois envisageable à grande échelle que si elle va de pair avec l'instauration de règles susceptibles d'empêcher certains Etats de s'endetter à tort et à travers. La soumission de tous les Etats à des règles de fonctionnement budgétaires identiques, fixées arbitrairement à Maastricht, paraît, en revanche, contraire à une bonne gestion de la conjoncture européenne.

    Il conviendrait plutôt de déterminer le seuil d'endettement acceptable en fonction : 1) de la conjoncture au sein de la zone euro ; 2) des chocs conjoncturels spécifiques que chaque pays doit affronter en fonction de la spécialisation de son appareil de production : les fluctuations de la conjoncture mondiale n'auront pas les mêmes effets selon qu'un pays est spécialisé dans le tourisme ou dans la machine-outil ; 3) de la situation de la balance courante de chacun d'eux.

    On peut exiger d'un pays qui accumule les excédents courants un plus grand effort de soutien de la conjoncture européenne que d'un pays confronté à un déficit courant chronique. Ce seuil d'endettement acceptable déterminerait l'éligibilité des titres publics de chaque pays auprès de la BCE.

    Une autre objection consiste à affirmer qu'une telle politique entraînera une forte perte de crédibilité de l'euro. Encore faut-il avoir à l'esprit qu'il y a peu de placements offrant une sécurité comparable à celle de la monnaie européenne. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou le Japon sont davantage endettés que la zone euro. A quelques exceptions près - celle de la Grèce en particulier -, la plupart des Etats européens se financent à des taux encore très bas. Comme le souligne une note de Natixis, " c'est la dette totale, publique et privée, d'un pays qu'il faut regarder pour estimer le degré de risque d'un pays ". Avec ce critère, les pays les plus risqués sont la Belgique et le Royaume-Uni (l'endettement public et privé représentant plus de 300 % du produit intérieur brut (PIB) dans chacun d'eux), l'Espagne (environ 290 %), ensuite viennent l'Irlande, le Portugal, l'Italie (autour de 250 %), la Grèce se situant au même niveau que... l'Allemagne et la France (autour de 220 %).

    En réalité, sur le long terme, ce n'est pas tant l'endettement public qu'une croissance stagnante qui risque de décourager les investissements, aussi bien internes qu'étrangers, dans les pays européens. Alors que certains accusent l'endettement public de sacrifier les générations futures. C'est le contraire qui est vrai. C'est un pays qui stagne au lieu d'investir et de se développer qui sacrifie l'avenir.

    On peut observer, par ailleurs, que si la BCE s'était montrée moins timorée et avait annoncé, dès l'origine de la crise, qu'elle achèterait des dettes publiques de la zone euro sans limites de montant et de durée, elle aurait de facto garanti ces dettes et les investisseurs les auraient achetées sans que la BCE ait pratiquement à intervenir.

    Aujourd'hui, le fonds de stabilisation aura d'autant plus de mal à juguler la crise qu'un plus grand nombre de pays sont atteints et que trop d'incertitudes pèsent sur la volonté réelle et durable de la BCE de venir en aide aux pays les plus endettés (déclarations de la Bundesbank, atermoiements, etc.). La question est de savoir si les principaux pays européens se résoudront, de bon ou de mauvais gré, à dépasser l'orthodoxie ambiante pour sortir de la crise ou s'ils s'y enfonceront au nom de cette orthodoxie.

    André Grjebine

    Directeur de recherche à Sciences Po, Centre d'études et de recherches internationales (CERI)


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