• France-Allemagne, le malaise

    France-Allemagne, le malaise

    (PHOTO AFP)Il est urgent de conjurer les divergences économiques entre Paris et Berlin. C'est le socle indispensable sans lequel l'Europe deviendra un protectorat

     

    C'est à une Europe qu'inquiétait déjà la compétition multipolaire, frappée en 2008-2009 par l'effondrement mondial de l'économie casino, que se sont attaqués les marchés financiers. La voilà, nouvelle grenouille, piquée par ces nouveaux scorpions, qui punissent les Etats, surendettés... pour avoir fait les pompiers !

    Cependant, la nécessité de reprendre le contrôle de l'endettement public dans nos pays n'est pas contestable, même si les Etats-Unis sont dans une situation pire que bien des pays européens. Nous devons nous guérir de cette addiction au déficit, sinon, dixit Jacques Attali, " nous serons tous ruinés dans dix ans ". Mais comment ?

    Un malaise naît de la manière dont cette question a surgi et s'est imposée ; de la façon, conflictuelle et laborieuse, dont les Européens y ont répondu ; du rôle que la Commission de Bruxelles voudrait en profiter pour s'attribuer ; de l'actuelle attitude allemande ; de l'état réel de la relation franco-allemande ; de la nature de la gouvernance économique qui en sortira et de la politique économique qui en découlera.

    Qui va décider quoi ? Cela doit être clarifié. N'épiloguons pas plus sur le Moloch financier. On y trouve des créanciers sincèrement inquiets de l'incapacité des Etats à honorer leurs obligations. Des libéraux extrêmes qui pensent faire oeuvre de salubrité. Des spéculateurs indifférents aux conséquences de leur action sur les sociétés. Et sans doute chez quelques-uns d'entre eux, anglo-saxons, le plaisir d'ébranler un euro jamais complètement accepté (et pourtant sa dépréciation actuelle est plutôt une bonne chose...). Dans l'idéal, il faudrait ne rien devoir aux marchés financiers, surtout si l'on perturbe l'ordre monétaire dominant ! Ou, au moins, les reréguler. En attendant, la réalité est là...

    La crise des dernières semaines a fait renaître, chez les nostalgiques du fédéralisme, restés nombreux chez les commentateurs en France, l'espérance d'une aubaine. Postulat : nous avons une monnaie, l'euro, gérée de façon fédérale. Nous devons faire la même chose pour les politiques économiques. Mais qu'entend-on par fédéralisme (ou par intégration) ? Ce mot " fédéralisme ", panacée pour certains, peut revêtir deux significations très différentes.

    Si la Commission entend, sous couvert d'examen précoce des bases économiques de budgets que les gouvernements seraient désormais obligés de lui soumettre avant un premier vote par les parlements, se substituer aux décisions finales de ces derniers en décrétant ce qui est acceptable, et ce qui ne l'est pas, ce serait un saut majeur, et furtif, dans un fédéralisme espéré par les technocrates européistes, mais jamais accepté ni ratifié par les peuples. Ce serait illégitime, et hors traité. Le dernier lien entre l'Europe et la démocratie serait rompu. Les gouvernements de la zone ne doivent pas l'accepter. Or, les décisions prises par les Vingt-Sept, en juin, à ce sujet, restent ambiguës.

    Si, en revanche, la Commission et les autres Etats membres font sur ces avant-projets des observations, des recommandations, voire des mises en garde publiques, non seulement c'est acceptable mais cela aurait pu être fait plus tôt car c'était déjà prévu par les articles 103 et 109 du traité de Maastricht. Chaque gouvernement, chaque Parlement, reste en dernier ressort libre de sa décision. Il s'agit alors de coordination, pas de fédéralisation. La souveraineté n'est ni dissoute ni abandonnée ni transférée. Elle est exercée en commun au sein de la fédération d'Etats-nations.

    Au nom de l'efficacité, on prétendra que la coordination, par rapport à un fédéralisme idéalisé, serait inefficace. Mais on ne l'a jamais sérieusement mise en oeuvre. On est en droit de penser que le caractère public du débat qui naîtrait de ces évaluations publiques aurait en deux ou trois ans de coordination un puissant effet harmonisateur. Deux mesures le renforceraient :

    - l'harmonisation complète des calendriers budgétaires au sein de la zone euro, pour que tous ses membres, franchissant en même temps les étapes budgétaires, puissent comparer et débattre, de façon synchronisée ;

    - l'évaluation publique par la Commission, non seulement du respect de critères fétiches, mais, de façon plus dynamique, de ce qui converge ou diverge entre Etats membres.

    Quand un gouvernement, un parlement décidera de diverger, il devra expliquer pourquoi. En résumé, s'en remettre à la Commission par fatigue et perte de confiance en soi, non. Enclencher à seize un ambitieux cercle vertueux, public et démocratique, oui. Il faut essayer.

    Pour le moment, ce n'est pas la Commission, mais plutôt l'Allemagne et sa chancelière, Angela Merkel, et plus largement la relation franco-allemande, qui laissent perplexes. Mécontente d'avoir dû souscrire à l'accord du 7 mai de soutien conditionnel à la Grèce, l'Allemagne semble vouloir maintenant imposer ses conceptions rigoureuses à toute la zone euro, voire aux Vingt-Sept. Cela mérite un débat sérieux qui ne doit pas être escamoté.

    Ecartons d'emblée plusieurs critiques injustes adressées à l'Allemagne. Elle serait " égoïste ". Et alors ? Est-ce que les autres pays sont altruistes ? Ce n'est pas anormal que chaque pays se soucie, au point de départ, de ses intérêts nationaux et de ceux de ses contribuables, surtout lorsque l'on est le premier payeur potentiel et que l'on n'a pas oublié l'histoire. Même Helmut Kohl - chancelier de 1982 à 1998 - le faisait. Cela ne doit pas empêcher ensuite un intérêt européen commun. Même chose pour la " lenteur " allemande : la Grèce n'était pas prête en février pour l'accord de mai.

    En revanche, la " gouvernance ", l'absence de coordination des décisions et la politique économique allemande d'austérité font problème. Si Mme Merkel a finalement concédé qu'une gouvernance économique à vingt-sept était possible, elle la refuse toujours à seize (la zone euro), avançant deux arguments peu convaincants :

    - ne pas affaiblir la Banque centrale. Mais en quoi celle-ci serait " affaiblie " si les Seize avaient des politiques économiques cohérentes ?

    - ne pas créer une Europe à deux vitesses. Mais elle existe déjà ! Certains (16) ont l'euro comme monnaie, d'autres (11), non. Il doit y avoir de l'idéologie, ou des arrière- pensées, dans ce refus. Peut-être n'est-ce pas son dernier mot. Mme Merkel ne veut pas de sommet à seize, " sauf nécessité ". Eh bien, prouvons que c'est nécessaire, et avançons ainsi, pragmatiquement, sans créer de nouvelles institutions.

    Par ailleurs, alors qu'on parle coordination, Mme Merkel a décidé, seule, d'un plan d'austérité allemand dont, avant le G20, les Etats-Unis (le président Obama, le New York Times, Paul Krugman) ont vivement contesté l'opportunité économique, car, même limité, il peut avoir un effet négatif, voire déflationniste. Plusieurs autres Etats membres ont ainsi multiplié les annonces nationales. Si les mots " gouvernance " ou " coordination " ont un sens, tout cela devrait maintenant faire l'objet d'échanges avant, être présenté ensuite et expliqué de façon plus harmonisée et pas dans une course panique.

    Il est aussi urgent de cesser de parler de cette nouvelle gouvernance économique uniquement de façon répressive : il n'est question, ces jours-ci, que d'austérité, de surveillance, de punition, de sanction, d'expulsion ! Si la zone euro finit par être perçue comme un camp de redressement, cela tuera ce qui reste de l'idée européenne dans l'esprit des peuples.

    A-t-on perdu tout sens politique ? Expliquons que l'assainissement est un passage nécessaire, pas un but en soi, et présentons une vision de l'avenir. C'est aussi pourquoi ce serait une double et grave erreur de rouvrir la négociation sur les traités, surtout dans le seul but de durcir les sanctions.

    Si nous ne parvenons pas à convaincre les Allemands de renoncer à cette idée, alors, révision pour révision, nous pourrions proposer que l'on élargisse les missions de la Banque centrale, au-delà de la seule lutte contre l'inflation, et que l'on inscrive le principe d'une gouvernance économique de la zone euro. Puis négocier.

    Nous demandons sans doute beaucoup à l'Allemagne, mais elle-même, convaincue de la justesse de sa ligne, exige beaucoup de ses partenaires. Depuis le chancelier Schröder - 1998-2005 - , l'Allemagne a réclamé que l'on tienne davantage compte de la démographie dans la définition des droits de vote au Conseil européen, ce qu'Helmut Kohl avait dit qu'il ne demanderait jamais. Elle l'a obtenue lors de la convention, ce qui a mis fin à la parité fondatrice Allemagne-France-Italie (et Grande-Bretagne), étrangement, sans aucun débat. Cela double son poids au Conseil. Cela lui confère des responsabilités particulières.

    Elle ne peut pas s'attendre à la simple extension à toute l'Europe de son modèle de stabilité, aussi respectable et performant soit-il (ce qui réduirait d'ailleurs ses exportations en Europe). Elle doit accepter que la politique économique menée dans l'Union européenne, et au sein de la zone euro, soit le résultat d'une synthèse entre sa culture, compréhensible, de refus de l'inflation et de lutte contre les déficits, et l'absolue nécessité d'une croissance nouvelle (post-bulle, régulée, écologique, etc.) pour l'Europe. Que cette " politique mix " soit modulable, réactive, qu'elle ose comporter un volet monétaire et promeuve, au niveau mondial, le " juste échange ".

    La France et l'Allemagne ont rarement les mêmes positions de départ. Mais là, cela fait quand même beaucoup de divergences. Or il n'y a pas en Europe d'alternative réelle à l'entente franco-allemande. Pour redonner à cette relation sa nécessaire vitalité, il faut peut-être tout remettre à plat : le fond et les attitudes. On se doutera que, ayant participé à plus de cent rencontres Kohl-Mitterrand, et à des dizaines de Conseils européens avec eux et Jacques Delors, je n'écrive pas cela à la légère.

    Mais, à tout prendre, cela serait plus salutaire que de continuer cahin-caha, de vrai désaccord en semi-compromis, ponctués par des interpellations publiques réciproques mal ressenties chez le partenaire et à des invocations rituelles, et vaines, uniquement en France, à la résurrection du couple franco-allemand et, au final, à une absence de vraie stratégie commune. Il ne s'agit pas de déclencher un pugilat public incontrôlé, au hasard des micros rencontrés, tout cela aggravé par des malentendus linguistiques, mais d'avoir une explication préparée, franche, méthodique, directe, d'abord au sommet, ensuite à tous les niveaux. Cela peut conduire momentanément à une crise froide qu'il faudra assumer, s'il n'y a pas moyen de faire autrement. Et, bien sûr, s'il fallait en passer par cette épreuve, ce serait pour que la relation en sorte plus forte, fondée sur des compromis historiques, durables, pour former un moteur européen révisé.

    Je ne veux pas me poser ici en donneur de leçons. Je sais à quel point c'est difficile, et que les contacts au sommet sont déjà constants. Mais cela semble ne pas aboutir. Conclure utilement un tel débat suppose une relation franco-allemande fondée sur l'" intimité ", comme l'ont rappelé Helmut Schmidt et Valéry Giscard d'Estaing.

    J'ajouterai : une volonté partagée. Pas plus à leur époque qu'à celle de Mitterrand et Kohl (et Dumas et Genscher), a fortiori aujourd'hui, avec le temps qui passe, cette intimité n'est une donnée de la nature. Elle est à (re)construire ou à consolider chaque jour, surtout si l'on veut qu'elle soit opérationnelle. Un vrai débat à grande échelle sur les choix actuels entre économistes des deux pays, sur le budget, les monnaies, la fiscalité, puis entre les politiques ensuite, avec les autres Européens, semble nécessaire pour qu'émerge la synthèse.

    N'oublions pas que, pendant ce temps, la fin du monopole occidental se confirme et la compétition multipolaire s'amplifie. Et que nous devons faire de l'Europe un de ces pôles - ce qui n'est pas acquis -, faute de quoi elle deviendra un protectorat.

    Maintenant que les attentes excessives envers le traité de Lisbonne (indépendamment des personnes choisies pour les principaux postes, et qu'il est trop facile de critiquer) se sont dissipées, on peut rappeler que, pour que l'Europe pèse, il faut d'abord que les principaux pays européens s'unissent sur les orientations stratégiques : la régulation financière (ce qui a l'air acquis entre la France et l'Allemagne et même, sur quelques points, avec la Grande-Bretagne, triangle magique), l'écologie, les relations avec la Russie, la Chine, le Moyen-Orient, etc., voire les relations avec les Etats-Unis (mieux saisir l'opportunité Obama).

    La Commission de Bruxelles pourrait aider à cette convergence stratégique en indiquant sans détour les divergences à surmonter. Il est temps de cesser d'opposer de façon dogmatique " méthode communautaire " et " méthode intergouvernementale ", comme s'obstinent à le faire les fédéralistes. Aucune des deux n'a jamais fonctionné sans l'autre. On ne va pas rechanger le traité ni les réalités européennes.

    Que peuvent bien faire Catherine Ashton - vice-présidente de la Commission européenne, haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères - , Herman Van Rompuy - président du Conseil européen - ou José Manuel Barroso - président de la Commission européenne - , si la France et l'Allemagne et d'autres grands pays sont en désaccord ? Alors que, dans le cas inverse, ils peuvent beaucoup. Il faut que l'Europe se dote ainsi, de façon pragmatique et volontaire, assortie de calendriers, de vraies stratégies multipolaires, déclinées pôle par pôle, émergent par émergent, grand sujet par grand sujet. Tout est lié : le redémarrage d'une entente franco-allemande, clarifiée et productive, entraînant les autres partenaires.

    Une action coordonnée au sein des Seize, des Vingt-sept, du G7, du G20, etc. Ne nous relançons surtout pas dans des querelles institutionnelles ! Si le moteur franco-allemand remarche bien, les Européens arriveront à définir des stratégies et des politiques communes, quitte à passer par des moments de tension. Question de volonté.

    Mais il faut que tout ce qui se passe et se décide en ce moment en Europe, à chaud, soit beaucoup mieux expliqué et non de façon fragmentée ou précipitée ; que les opinions soient prises à témoin par plusieurs leaders s'exprimant ensemble, chez eux et en dehors de leur propre pays, pour que l'on sache où l'on va ; que les Parlements soient saisis et en débattent ; que la coordination nouvelle se manifeste concrètement, au G20 et ailleurs.

    Une zone euro cohérente est le levier dont nous avons besoin. Les autres scénarios sont inquiétants. Le moment est important.

    Hubert Védrine

    Ancien ministre des affaires étrangères (1997-2002)

    Conseiller diplomatique de François Mitterrand (1981-1986), secrétaire général de l'Elysée (1991-1995), préside l'Institut François-Mitterrand.

    Il est l'auteur de " Face à l'hyperpuissance " (Fayard, 2003) et du rapport sur " La France et la mondialisation " (Documentation française, 2007).


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