• L’Amérique des niches fiscales…

    L’Amérique des niches fiscales…

    Paul Krugman | The New York Times

     


     

    Un vent de colère souffle sur l’Amérique. Certes, cette rage est minoritaire. Mais la minorité en question est sacrément en colère. Elle a le sentiment que certaines choses qui lui sont dues lui sont refusées, et elle crie vengeance. Non, je ne parle pas des membres du Tea Party. Je parle des riches. De nombreux Américains vivent des temps terriblement durs. La pauvreté a proliféré sur le lit de la récession. Des millions de personnes ont perdu leur foyer, les jeunes ne trouvent pas d’emploi et les quinquagénaires licenciés ­redoutent de ne jamais plus retravailler. Pourtant, la vraie rage politique, cette rage qui pousse certains à comparer Obama à Hitler ou à l’accuser de trahison, on ne la trouve pas chez ces Américains qui souffrent, mais chez les nantis révoltés à la seule idée d’avoir à payer des impôts légèrement plus élevés.

    La colère des riches gronde depuis l’entrée en fonctions d’Obama. Dans un premier temps, elle est restée cantonnée à Wall Street. Ainsi, quand The New York Magazine publiait un article intitulé “La longue plainte des 1 %”, il parlait de ces affairistes de la finance dont les entreprises avaient été sauvées grâce à l’argent du contribuable, mais qui s’indignaient à la seule suggestion d’un plafonnement temporaire de leurs bonus en contrepartie de ce renflouement chèrement payé. Quand le milliardaire Stephen Schwarzman a comparé une proposition d’Obama à l’invasion de la Pologne par les nazis, c’était pour brocarder une initiative qui aurait mis fin à une niche fiscale ­particulièrement juteuse pour les gestionnaires de fonds comme lui.

    Mais, aujourd’hui, alors que les réductions d’impôts octroyées par Bush sont sur la sellette, la colère des riches se généralise. Qu’un milliardaire éructe lors d’un dîner de gala, c’est une chose. Mais c’en est une autre que de publier, comme le fait le magazine Forbes, un dossier de une qui accuse le président des Etats-Unis de vouloir couler l’Amérique dans le cadre de son vaste projet “anticolonialiste” kényan et qui affirme que “les Etats-Unis sont dirigés selon les rêves d’un chef de tribu Luo des années 1950”. Parallèlement, il est devenu acceptable – voire à la mode – pour les privilégiés de s’apitoyer sur eux-mêmes. Les défenseurs des réductions d’impôts ont longtemps argué qu’ils se préoccupaient surtout d’aider les familles américaines moyennes. Même les réductions fiscales pour les riches se justifiaient par la théorie économique de la réaction en chaîne [trickle-down], qui veut que des impôts plus bas pour les classes supérieures renforcent l’économie pour le bénéfice de tous. Désormais, les apôtres de la réduction de la fiscalité n’ont plus recours à cet argument. Certes, les républicains soutiennent qu’augmenter les impôts au sommet fera du tort aux petites entreprises, mais le cœur n’y est pas. En revanche, on entend de plus en plus de véhémentes dénégations : non, gagner 500 000 dollars par an ne signifie pas que l’on soit riche !

    Et parmi les incontestablement riches s’est installé un agressif sentiment de légitimité : c’est leur argent, et ils ont le droit de le garder.

    Le spectacle de ces Américains à hauts revenus se vautrant dans l’apitoiement et l’indignation vertueuse pourrait prêter à rire, si ce n’est qu’ils pourraient bien avoir gain de cause. Peu importe que l’extension des réductions fiscales pour les revenus les plus élevés coûte quelque 700 milliards de dollars dans la mesure où presque tous les républicains, et même certains démocrates, volent au secours des nantis opprimés. Voyez-vous, les gens riches ne sont pas comme vous et moi, ils ont plus d’influence. Cela tient notamment au financement des campagnes électorales, mais aussi à la pression sociale, puisque les personnalités politiques passent beaucoup de temps en compagnie des mieux pourvus. Ainsi, quand les riches se trouvent menacés de verser au fisc 3 % ou 4 % supplémentaires de leurs revenus, les politiciens ont de la compassion pour leur souffrance, bien plus que pour celle des familles qui voient disparaître leur emploi, leur maison et leurs espoirs. Et, quand la bataille fiscale prendra fin, quelle qu’en soit l’issue, soyez sûrs que ceux qui défendent aujourd’hui les revenus des élites reviendront à la charge en exigeant des coupes claires dans les aides aux chômeurs. Nous devons tous être disposés à faire des sacrifices, argueront-ils. A ceci près que par “nous”, ils veulent dire “vous”. Les sacrifices, c’est pour les petites gens.

    Contexte

    Les baisses d’impôts décidées par George W. Bush en 2001 et 2003 expirent à la finde l’année. Si le gouvernement Obama veut pérenniser les avantages fiscaux consentis aux classes moyennes, il s’oppose à toute reconduction de ceux accordés aux plus hauts revenus. Le Sénat américain a décidé de repousser son vote sur la question après les électionsde mi-mandat du 2 novembre.

    L’auteur

    Paul Krugman, 57 ans, est professeur d’économie et de relations internationales à l’université de Princeton. Lauréat, en 2008, du prix Nobel d’économie, il tient une chronique hebdomadaire dans The New York Times depuis 1999.

     


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