• La puissance américaine au XXIe siècle Joseph S. Nye


    CAMBRIDGE – Selon le dernier rapport prévisionnel du Conseil national du renseignement américain, l’hégémonie des Etats-Unis devrait être « fortement diminuée » à l’horizon 2025 et le seul domaine dans lequel les Américains préserveront leur supériorité – celui de la puissance militaire – aura une moindre importance dans le monde de plus en plus compétitif de demain. Pour le président russe Dmitri Medvedev, la crise financière de 2008 est le signe que l’hégémonie américaine tire à sa fin. De son côté, Michael Ignatieff, le dirigeant du Parti libéral canadien, dans l’opposition, a estimé que la puissance américaine était sur le déclin. Mais comment savoir si ces prédictions sont exactes ?

    Il faut se méfier des métaphores trompeuses liées au déclin biologique. Les pays ne sont pas assimilables à des individus avec une durée de vie prévisible. Par exemple, après que la Grande-Bretagne ait perdu ses colonies américaines à la fin du XIXe siècle, Horace Walpole s’était lamenté de « la transformation de la Grande-Bretagne en un pays aussi insignifiant que le Danemark ou la Sardaigne ». Il n’avait pas prévu qu’au siècle suivant la révolution industrielle donnerait au Royaume Uni un ascendant encore plus grand.

    Rome est restée la puissance dominante plus de trois siècles après l’apogée de l’empire romain. Et en fin de compte, elle n’est pas tombée aux mains d’un autre État, mais a succombé aux mille blessures infligées par les diverses tribus barbares. A vrai dire, malgré les nombreuses prévisions à la mode sur la manière dont la Chine, l’Inde ou le Brésil surpassera les Etats-Unis dans les décennies à venir, la transition classique du pouvoir d’un grand État à un autre au cours du temps est peut-être moins un problème que l’émergence de barbares modernes – ou d’acteurs non étatiques. Dans un monde de cyber-insécurité basé sur l’information, les problèmes liés à la diffusion du pouvoir pourraient se révéler plus difficiles à gérer que le déplacement de la puissance d’un État à l’autre.

    Quelle signification aura donc l’exercice du pouvoir au XXIe siècle, âge de l’information globale ? Quelles ressources créeront du pouvoir ? Au XVIesiècle, le contrôle de colonies et de réserves d’or avait donné la suprématie à l’Espagne ; les Pays-Bas du XVIIe ont profité des échanges commerciaux et de la finance ; au XVIIIe, la France fut avantagée par une population nombreuse et une armée puissante ; et au XIXe, la Grande-Bretagne a dérivé sa puissance de ses avancées industrielles et d’une flotte de guerre puissante.

    L’opinion communément admise veut que l’État avec l’appareil militaire le plus puissant l’emporte, mais à l’âge de l’information, cela pourrait être l’État (ou un non-État) avec l’histoire la plus convaincante qui gagne. Aujourd’hui, l’équilibre des pouvoirs ne se mesure pas aisément et c’est encore moins évident de voir quelles  stratégies de survie efficaces peuvent être développées.

    Lors de son discours inaugural début 2009, le président Obama a précisé que « notre puissance croît lorsqu’on en use prudemment; que notre sécurité découle de la justesse de notre cause, de la force de notre exemple et des qualités modératrices de l’humilité et de la retenue ». Peu après, la secrétaire d’État Hillary Clinton déclarait que « les Etats-Unis ne peuvent à eux seuls résoudre les problèmes les plus urgents tandis que le reste du monde ne peut les résoudre sans l’aide des Etats-Unis. Nous devons utiliser ce qui a été appelé le “ smart power “, l’ensemble des moyens à notre disposition » ou la combinaison du pouvoir de contraindre et du pouvoir de convaincre.

    La puissance dépend toujours du contexte. L’enfant qui domine sur le terrain de jeux sera peut-être bon dernier dans une classe d’enfants disciplinés. Au milieu du XXe siècle, Josef Staline avait demandé avec dédain sur combien de divisions le pape pouvait compter, mais quarante ans plus tard, la papauté existait toujours tandis que l’empire de Staline s’effondrait.

    Dans le monde actuel, la puissance est distribuée d’une manière qui fait penser à un échiquier complexe sur trois niveaux. Sur l’échiquier du haut, la puissance militaire est essentiellement unipolaire et le restera sans doute pour un certain temps. Sur l’échiquier du milieu, la puissance économique est déjà multipolaire depuis plus d’une décennie, et ses principaux acteurs sont les Etats-Unis, l’Europe, le Japon, la Chine, tandis que d’autres économies opèrent une montée en puissance.

    L’échiquier du bas est le domaine des relations transnationales et transfrontalières qui échappent au contrôle des gouvernements. Il abrite une multitude d’acteurs très différents, allant des banquiers effectuant des transferts de fonds supérieurs à la plupart des budgets nationaux aux terroristes transférant des armes ou aux hackers mettant en péril la sécurité du cyberespace. Il comprend aussi de nouveaux défis comme les pandémies et le changement climatique.

    Sur ce dernier échiquier, la puissance est dispersée entre tous et parler d’unipolarité, de multipolarité ou d’hégémonie ou autre cliché n’a plus de sens. Il est très probable, malgré la crise financière, que le rythme effréné des innovations technologiques continuera à faire progresser la mondialisation et les défis transnationaux.

    La question de la puissance des Etats-Unis au XXIe siècle est compliquée par le fait que de plus en plus de choses échappent au contrôle du gouvernement, aussi puissant soit-il. Bien que les Etats-Unis aient pris les mesures militaires qui s’imposaient, ces mesures échouent à cerner une grande partie des éléments composant la politique mondiale et qui, en raison de la révolution informatique et de la mondialisation, évoluent d’une manière qui ne permettra pas aux Américains, s’ils agissent seuls, de réaliser leurs objectifs internationaux. La stabilité financière internationale, par exemple, est vitale pour la prospérité des Etats-Unis, qui ont pourtant besoin des autres pays pour la garantir. Le changement climatique, qui aura aussi une incidence sur la qualité de la vie des Américains, est un autre problème que les Etats-Unis ne peuvent résoudre seuls.

    Et dans un monde où les frontières deviennent de plus en plus poreuses à tous points de vue, qu’il s’agisse du trafic des stupéfiants, des maladies infectieuses ou du terrorisme, les Etats-Unis doivent mobiliser des coalitions internationales pour faire face aux menaces et aux défis communs. Dans ce sens, le pouvoir devient un jeu auquel tout le monde gagne.

    Il ne suffit pas de penser à la manière dont on peut exercer un pouvoir sur autrui, mais également au pouvoir permettant d’atteindre ses objectifs. Dans le cas de nombreuses questions transnationales, donner du pouvoir aux autres contribue à la réalisation de ses objectifs propres. Dans le monde actuel, les réseaux et les connexions deviennent une source de pouvoir adéquat. Le problème de la puissance américaine au XXIe siècle n’est pas celui de son déclin, mais plutôt de reconnaître que même le pays le plus puissant ne peut atteindre ses objectifs sans l’aide des autres.


    Joseph S. Nye, Jr. est professeur à Harvard. Son dernier ouvrage s'intitule The Powers to Lead.

    Copyright: Project Syndicate, 2009.
    www.project-syndicate.org
    Traduit de l’anglais par Julia Gallin


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